Des faits, deuxième lecture

Les revues sont affaires de collectifs. Ent’revues en est un aussi. C’est pourquoi, nous publions exceptionnellement une deuxième lecture des deux premiers numéros d’une revue qui prend le monde contemporain à rebrousse-poil. 

 

 

 

On est en droit de s’interroger : comment se fait-il que vienne à paraître une revue consacrée à la célébration de récits apocryphes dont la nature est parfaitement  assumée, j’ai nommé Des Faits, à l’heure où, si l’on en croit les grandes âmes auxquelles ont accorde l’honneur de pérorer dans les médias de toutes sortes, il s’agirait d’éradiquer enfin les « fakes news » — qui sont comme on sait les rumeurs colportées en direct, à grande vitesse donc, par le média internautique. La collision chronologique est frappante, hautement symbolique qui plus est. Serait-ce qu’il reste dans le monde éditorial parisien un peu de ce goût pour la provocation qu’on croyait tout à fait disparu ?

 

Synonymes d’attentat à la démocratie — par torsion de la vérité historique, sociologique, économique, politique ou militaire, etc. — la rumeur, maquillée en fake news pour complaire à l’idéologie de l’innovation et de l’Empire, serait devenue l’ennemi de tous les internautes, donc de tous les partisans de la démocratie. Soit. Il est vrai que les partis totalitaires et fascistes ainsi que les conglomérats capitalistes adorent tordre la vérité — quand les gouvernements des états démocratiques se contentent de la tortiller négligemment du bout des doigts —, tout en s’assurant, tous, que l’on tienne bien les lanceurs d’alerte à portée des chiens… N’y aurait-il pas chez les meneurs de Des Faits quelque visée anti-démocratique ?

 

Imaginée par les éditions Prairial, qui assument une politique éditoriale à la fois surréalisante, moderniste et révolutionnaire (Prairial est le mois du soulèvement), il y a fort à parier que le credo suivi par la revue appartient à une politique du poil-à-gratter qu’à celui du gant de crin. En d’autres termes, et en temps de chasse aux sorcières, Prairial s’est inscrit dans une tradition de la subversion plutôt que dans la longue, trop longue lignée des dissimulateurs et des manipulateurs. Rompant « délibérément avec toutes les traditions journalistiques », Des Faits nous présentent donc des faits « qui dérangent les puissances établies, des faits qui bouleversent les consciences trop assises. Contre les bobards et autres fake news, ce n’est pas d’une loi dont nous avons besoin, mais d’enquêtes et de reportages sans concessions. Partons. Partons en fin. Partons loin. Loin des miroirs qui hypnotisent la conscience et du zapping qui atrophie l’âme. Loin. En bas de chez nous ou à l’autre bout du monde. Dehors. » Et cela nous mène de Tchernobyl au commerce du bois blond, d’Ingré à Auch, de différents sacs de nœuds, dont Alexandre Benalla, au Kraken, de la Tour de Londres et à quelques sources de terreur, sans compter les tacos, le rap, Louise , Enyd Bliton et le capitaine Sturt. Riffifi, carnage, rumeur, tout à l’avenant, et pour un prix dérisoire.

 

 

En s’inscrivant dans la tradition du canard, décrite par Nerval dans le fameux recueil collectif intitulé Le Diable à Paris (P., Hetzel, 1845, « Histoire véridique du canard »), puis exploitée, par exemple, par Rodolphe Bringer, Gabriel de Lautrec et Roland dans leur Petite Semaine du Sourire, quotidien hebdomadaire de fausses nouvelles, et, naturellement étudiée de près par le duo Arnaud-Caradec dans leur épatante Encyclopédie des Farces et Attrapes (Pauvert, 1964), Des Faits prend un risque majuscule en prétendant à l’heure des mooks rivaliser par défaut sur leur territoire, le reportage, et en le faisant avec l’outrecuidante intention de s’inspirer de la réalité pour la détourner. Avec la rédaction de Des Faits voici que la fiction assumée vient mettre un bémol au règne de certains foutriquets promus par les médias (experts, chroniqueurs, aboyeurs pro-gouvernementaux, etc.) et du sel à l’intérêt que l’on partage peu ou prou pour l’information. N’est-on pas déjà convaincu que la littérature est l’un des meilleurs vecteurs du savoir ? Ne lit-on pas déjà les ouvrages de science-fiction comme des propositions désormais utiles à la vie collective ? Ne sait-on pas, par ailleurs, que les meilleurs fables sont celles qui ont toutes les apparences de la réalité ? Avec beaucoup de courage, Des Faits nous apporte ce que nous ne saurions voir, notamment parce que cela n’existe pas mais encombre néanmoins nos imaginaires quotidiens. Combien de sous-marins russes n’ont pas remonté les fleuves français avant que l’on rêve d’en remonter un, tout de même, à leur bord ?

 

 

Le roman descriptif de notre monde rationalisé ayant un peu lassé tout le monde (Perec déjà disait la tristesse des Choses…), il est temps de surfer avec Des Faits sur les mythes de notre époque pour les transformer en histoires, en récits. Roland Barthes poussant son travail jusqu’à la fiction, Edgar Morin poussant le bouchon jusqu’à la littérature, — nous retraçant, pourquoi pas, la filière de traite des blanches qui n’existe pas à Orléans, c’est Des Faits et c’est bien, car c’est à leur audace, à leur puissance imaginative et à leur désinvolture (ou à leur morgue) qu’on reconnaît les écrivains qui mènent loin. Parions qu’ils sont en germe, ici, au milieu Des Faits sans fondement où l’on a la certitude de lire des vrais faits farfelus qui nous parlent.

 

Éric Dussert

 

Notre 1re recension à lire ici.