Du fard à joues au phare antibrouillard

 

 

Comment s’orienter dans la lutte féministe ? La question s’impose face à l’ampleur des sujets traités, passés au crible, détricotés et analysés par les femmes qui façonnent l’édifice d’une pensée autonome et en prolongent l’héritage. Le foisonnement d’informations, de recherches et de débats au quotidien a de quoi donner le vertige. Un besoin pressant se fait sentir, celui d’entendre des voix – Jeanne ne peut que nous y convier –, d’un timbre clair et synthétique qui partagent avec nous ces réflexions. La révolution appelle à s’approprier les idées qui se déploient au cœur d’Un texte à soi, à s’octroyer le temps de la réflexion dans l’intimité de la page à l’image de Virgina Woolf écrivant dans l’intimité de sa chambre.

 

Fondée par Agathe Morelli et Marie Morel en septembre 2022, la revue trimestrielle un texte à soi se présente comme autant de fenêtres ouvertes sur le féminisme, ses concepts, ses enjeux, ses ramifications. Chaque numéro est consacré à une autrice et un thème qui caractérise son engagement. Camille Froidevaux-Metterie inaugure le premier numéro avec « Nos corps », suivie par une deuxième livraison signée Élise Thiébaut sur « Les écoféminismes ». La légèreté et le petit format de la revue offrent un espace pour réfléchir, articuler les notions, mettre la pensée en mouvement, telles les suffragettes qui pratiquaient le jiu-jitsu face aux forces de l’ordre au début du XXe siècle.

 

Une nouvelle tribune, un nouveau manifeste qui cherchent le point de jonction entre le singulier et l’accessible, pour offrir un tour d’horizon des courants de pensée des luttes féministes. Camille Froidevaux-Metterie y explique sa démarche, ses questionnements, le cheminement de sa réflexion, les rencontres et les références qui constituent son héritage philosophique : Simone de Beauvoir et Iris Marie Young en particulier, dont elle prolonge les travaux sur la thématique du corps incarné avec la dualité entre corps-objet et corps-sujet. Élise Thiébaut fait appel de son côté à Françoise d’Eaubonne et Vandana Shiva ainsi qu’à la constellation d’autrices qui répondent aux interrogations qui émergent au croisement des luttes écologiques et féministes. La revue dépasse ainsi la compartimentation disciplinaire en offrant de la visibilité aux figures du féminisme contemporain au-delà de leur cercles de réflexion propres.

 

 

Pour dissiper le brouillard qui entoure certains courant de pensée, chacune s’empare de son sujet, nous livrant un récit intime porté par un « je » assumé pour construire un pont vers un « nous ». La pensée féministe se structure autour de concepts et de théories qui ébranlent nos conceptions de la société, de notre environnement, de nos manières d’agir et de nous-mêmes. L’idée impose d’aller derrière les mots pour en expliquer le sens, tout en nuance. La démarche des fondatrices s’inscrit clairement dans la volonté d’étendre le champ de réflexion vers les « marges » et de faire lumière sur des thèmes souvent absents de l’espace public, qui constituent autant d’occasions de « prise de conscience ». Dévoyés par les débats houleux, perdant de leur clarté dans le climat ambiant, les mots peuvent aliéner. Dans Un texte à soi, il est question de se les approprier, se les ré-approprier pour qu’ils deviennent des outils.

 

Les dernières pages sont dédiées à une bibliographie qui permet à tout lecteur ou lectrice de s’y plonger à corps et à esprit perdu pour aller à la rencontre de celles et ceux qui font la révolution, à commencer par soi. Les références bibliographiques doivent être saisies comme des virgules plutôt que des points finaux. Sans tomber dans le mysticisme – quoique les sorcières aient beaucoup à nous apprendre… -, Un texte à soi dispose d’une dimension cachée. Elle réside dans l’extension du savoir délivré, grâce à l’intertextualité et aux nombreux ouvrages mentionnés. Il ne tient qu’à nous d’y confronter notre curiosité et de se constituer notre propre chemin de pensée.

 

Si Virginia Woolf insiste sur le fait que posséder une chambre à soi est la condition de possibilité de l’écriture, Un texte à soi honore cet adage et nous oriente vers l’étape suivante.

 

Sirîne Poirier