Aucun homme au sommaire de Sœurs, aucun non plus au sein du comité de rédaction. Uniquement des femmes. Cette revue de poésie créée en 2020 a fait le choix de la non-mixité (seules exceptions : les traducteurs, parfois). D’un format agréable (13 x 17) car maniable, et d’une pagination n’excédant par les cinquante pages, cette revue semestrielle s’organise à chaque fois autour d’un seul et unique thème. Précédemment, il y a eu ainsi Gourmandes, Guerre, Amoureuses, Corps, Paresse, entre autres, sans oublier le fondateur Poétesses. Le fil conducteur de ce numéro-ci (hiver 2023/24), le onzième de la série, c’est Bleu, et c’est tantôt un fil barbelé tantôt un fil de suture, en tout cas toujours un fil à plomb servant à donner la verticale de l’être qui veut se tenir debout dans la vie. Les vingt contributrices de cette livraison nous parlent ainsi d’un bleu qui blesse ou d’un bleu qui brille, d’un bleu qui cesse de l’être ou d’un bleu anguille, qui ne se laisse pas si facilement saisir, qui glisse entre les mains (entre les yeux, tout aussi bien). Ces poèmes questionnent les sujets de l’identité, du paysage (physique ou intérieur), du sentiment amoureux, du souvenir, de l’entre-deux. Bleus mêlés à la terre, à la mer, au sable, au sel, traces d’ecchymoses ou de méthylène, « lointains d’indigo sombrant », « trouble azur » du hasard de la naissance, couleur de l’uniforme des agents du NKVD (la tristement redoutée police secrète soviétique), fard à paupières « aux couleurs de la mer », peur bleue de la mère qui craint de perdre son enfant né trop tôt, vestige « bleu glacier » de la banquise… on le voit, la palette est riche de sens et de nuances. Et puis n’oublions pas de mentionner les illustrations de Caroline Perron, qui a fait du cyanotype – procédé photographique par lequel on obtient un tirage bleu de Prusse – son terrain d’expression favori.
Au fil de tous ces bleus poétiques, expérientiels, on apprécie particulièrement le fait de voir voisiner des autrices d’époques et de cultures différentes. Il y a les aînées depuis longtemps disparues parfois ; ce sont, dans l’ordre d’apparition du numéro, l’américano-libanaise Etel Adnan (1925-2021), la franco-anglo-italienne Amelia Rosselli (1930-1996), la japonaise Misuzu Kaneko (1903-1929), l’allemande Else Lasker-Schüler (1869-1945) ou la révérée Anna Akhmatova (1889-1966), l’une des plus importantes figures de la littérature russophone, ou encore la brésilienne Julia da Costa (1844-1911), assez mal connue en France. Toutes ces figures qui appartiennent à un passé plus ou moins proche entremêlent leurs voix à celles de poétesses bien vivantes, de générations et d’horizons divers, certaines originaires de très loin, comme la somalienne Warsan Shire (née en 1988), la saoudienne Abrar Saeid (née en 1984) ou Tanicia Pratt (née en 1993, la benjamine des contributrices), qui a vu le jour à Naussau, la capitale des Bahamas. Une Tanicia Pratt qui, soit dit en passant, a publié en 2022 un recueil intitulé… Blue. Et les Françaises ? Elles aussi sont représentées à travers Camille Malaca, Raphaëlle Di Giovanni et Pascale Guibert, notamment. Mais c’est le poème d’une Belge, Soline de Laveleye, qui, s’il est permis de dire notre préférence, nous aura le plus touché, par sa justesse et sa simplicité, aussi :
[…]
quand l’heure vient de se taire nous chercherons le bleu
le poudroiement de l’ombre
qui rend les choses mouvantes
en brouillant leurs contours
et en les emmêlant –
comme le grain et l’étoile
le passé, le présent
le lointain et nos proches
la mort et le vivant.
Ce numéro hivernal de Sœurs c’est un peu ça, au fond : un poudroiement de bleus comme fil rouge.
Anthony Dufraisse