Esprit n° 447 : Nancy Fraser et l’avenir d’une hégémonie

Lors des « mouvements des places » et des mobilisations citoyennes provoquées par la crise des subprimes, nombre de medias et d’intellectuels français ont découvert l’œuvre de Chantal Mouffe. Mondialement étudiée, elle était peu publiée et peu connue dans l’Hexagone – sauf naturellement des lecteurs de revues qui avaient pu la lire en particulier dans La Revue du Mauss. Il se pourrait bien qu’il en soit de même pour Nancy Fraser. Cette philosophe américaine spécialiste du féminisme et des mouvements sociaux a développé une œuvre féconde et influente [1].

 

Dans son dossier sur « L’imaginaire des inégalités » la revue Esprit propose une traduction d’un article initialement publié dans American affairs. « De Clinton à Trump et au-delà » analyse la crise politique dans laquelle les États-Unis – et le monde – sont plongés [2]. Si l’élection du Business man en est la manifestation la plus spectaculaire, il n’est pas suffisant de s’en arrêter au phénomène Trump. S’appuyant sur Gramsci, Nancy Fraser identifie là une crise générale de « l’hégémonie ». Durant la campagne de 2016, le « populisme réactionnaire » de Trump et le « populisme progressiste » de Sanders bousculèrent l’hégémonie jusqu’alors dominante du « néolibéralisme progressiste ». La crise de 2008, Occupy Wall Street, la politique d’Obama auraient creusé un « fossé hégémonique » que Donald Trump parvint à combler le temps de l’élection. Ce populisme n’aurait été qu’un leurre et depuis, toujours d’après Fraser, règnerait à la Maison blanche un « néolibéralisme hyper-réactionnaire ».

Passation de pouvoir entre Barack Obama & Donald Trump Jr

Que vont révéler les élections de midterm du 6 novembre prochain ? L’opposition démocrate est profondément divisée – et tout « rétablissement d’un néolibéralisme progressiste » n’apporterait d’après la philosophe qu’une nouveau séisme, aggravant les « phénomènes morbides », les régressions, le retour du racisme et les explosions de violence. La seule perspective viable, Fraser la voit dans une entente entre ouvriers pro-Trump et ouvriers pro-Sanders. Le Popro (populisme progressiste) aurait donc de beaux jours devant lui et constituerait le meilleur « potentiel contre-hégémonique ».

Si l’analyse des forces politiques à l’œuvre aux États-Unis est particulièrement éclairante, on se permettra de douter de l’efficacité ici des concepts gramsciens. La conclusion laisse ainsi de côté nombre d’éléments d’ordre sociologiques, culturels et théoriques. Une contre-hégémonie demeure une hégémonie – toute opposition binaire cache des impasses – et cette notion est-elle suffisante pour rendre compte de l’ensemble des mutations en cours ?

 

Question ouverte ! Les prochaines élections de mi-mandat y répondront sans doute en partie, et pour tenter de comprendre et de suivre ce qui se passe, les revues sont, comme toujours, en première ligne. Avec cet article de Nancy Fraser, on lira avec profit Les ombres de l’Amérique [3], le dernier livre de l’homme de revue, philosophe et politologue Dick Howard dont les lumières sont indispensables pour comprendre nos oncles et tantes d’Amérique.

 

François Bordes

 

Coordonnées de la revue Esprit

[1]. Un récent volume d’hommages lui a été consacré aux États-Unis : Feminism, Capitalism, and Critique. Essays in Honor of Nancy Fraser, Palgrave MacMillan, 2017.

[2]. Nancy Fraser, « De Clinton à Trump et au-delà », Esprit, no 447, septembre 2018, p. 81-93. Signalons aussi dans ce numéro le remarquable article de Joël Hubrecht à la mémoire de Pierre Hassner.

[3]. Dick Howard, Les Ombres de l’Amérique, de Kennedy à Trump, François Bourin, 2018.