Europe : Le mystère Savitzkaya

 

 

À la lecture du long dossier que lui consacre le dernier numéro de l’année d’Europe, Eugène Savitzkaya est un écrivain bien à part, qui provoque des réactions singulières, trouble les repères de nos lectures et s’inscrit, malgré une grande discrétion, dans une durée considérable. On perçoit bien que les contributeurs de ce dossier ont pour volonté première de faire passer une œuvre différente, extatique et inquiétante, drôle et dérangeante à la fois. Passer une histoire, une langue, une folie, une idée de la littérature ? Une immense liberté, une force d’insubordination surtout, comme si on lisait Savitzkaya comme on donne un coup de pied bien franc dans une énorme fourmilière.

 

Ce n’est donc pas un hasard si Jean-Baptiste Para intitule son introduction « Une écriture en liberté » et qu’il y série et les impressions qui frappent en lisant, depuis ses débuts, un écrivain sacrément étonnant. D’origine polonaise, né à Liège en Belgique en 1955, Savitzkaya poursuit depuis les années 70 une œuvre atypique, insaisissable, changeant comme un visage intempérant, étrangement entêtée, tout en posant les jalons d’une analyse de sa démarche poétique aux confins des genres littéraires. Pour parler des livres de Savitzkaya, il prend le parti de les nommer comme « des événement de langage » et c’est bien ainsi, comme des formes qui surgissent, dont il faut se débrouiller, que chacune des interventions de ce dossier fort riche entreprennent ses livres. Comme autant de lieux dans lesquels advient une relation complexe entre le réel et le fantasme, la mémoire et l’imagination, la langue et la forme, le rythme et la rupture…

 

Soirée Textyles à Ent’revues, octobre 2014 : Laurent Demoulin, Eugène Savitzkaya et Pierre Vanderstappen, du Centre Wallonie-Bruxelles © Ent’revues

Le dossier a le mérite premier, même s’il n’y échappe pas toujours complètement, d’éviter de trop jargonner, de se laisser aller à des explications obscures dirions-nous, tentation évidente face à la sorte de stupeur ou d’incompréhension que les livres de Savitzkaya provoquent… On y revient déjà sur la biographie, les traces biographiques, l’importance de figures essentielles (les parents, les amis) et, chose fort rare, de la bouche même de l’écrivain, si discret et peu enclin à s’épancher… Il y parle de ses origines, de son milieu, des femmes, de l’enfance, de la Belgique et de Liège, de ses premiers livres, du concours de poésie qu’il a remporté, des revues que lui a fait lire Izoard, de sa rencontre avec Guibert, de ses rapports avec le cinéma et les arts plastiques, de son rapport au réel, à la nature et au langage… Il y confie : « La fiction permet tout. Dire ‘mentir’, c’est annoncer que ce n’est pas tout à fait vrai. Je ne peux rien dire d’autre, je n’ai pas envie de fouiller le mystère, de découvrir, de le faire disparaître. Je préfère le garder à jamais. Plutôt programme, j’annonce que ça ment, ça ment un peu… Ça hésite et… ca ment. »

 

Et chacun des contributeurs de cette livraison – en regard de la section consacrée au poète, héritier du surréalisme, Pierre Peuchamard dirigée par Laurent Albarracin –, frôle, évoque, explore ce « mystère », y pose quelque jalon, y interroge quelque idée ou forme, comme dans une sorte de puzzle infini. Beaucoup d’entre eux semblent frapper par l’œuvre, par son énergie, son indécision générique, sa puissance verbale, la radicalité de sa démarche. Yves Di Manno parle « d’étonnement », de « stupeur » face au « surgissement » de ces livres, soulignant son singulier « pouvoir de subversion ». Richard Blin parle d’un « impact de décontenancement et d’ébranlement » stupéfiant, ajoutant qu’il y a « dans ces textes une fièvre qui ne mène à aucun havre », qu’on y perd « tout confort de lecture », que c’est « comme tomber dans un trou », qu’il faut « se laisser désarmer par la violence de la parole qui s’y délivre ».

 

Oui, lire Savitzkaya, c’est faire une expérience altérée, plonger dans « un magma ». Dans ce dossier très riche on revient, comme si on ne pouvait y échapper, aux mêmes questions, à la même matière. Comme si chaque analyse consistait à se désembourber. On y revient longuement sur l’enfance, le rapport aux langues, à la figure maternelle et plus largement à l’impact du féminin, aux traces biographiques, à la dynamique du vécu dans la langue, dans la trame romanesque. On y déploie de longues argumentations sur les rapports complexes et poreux entre roman et poésie, on y tente des analyses d’un rapport poétique, langagier, au monde, au réel, au savoir. Régis Lefort écrit, comme pour en synthétiser le pouvoir et la force : « Ni mélopée, ni complainte funèbre ou lamentation poétique, l’écriture d’Eugène Savitzkaya présente une voix continuée, comme on parle de basse continue, elle possède cette puissance lyrique de l’enlèvement qui tient prisonnier le lecteur. » Que l’on évoque À la cyprine, Fou trop poli, Marin mon cœur, Cochon farci, Mentir, Nouba ou son dernier livre Au pays des poules au œufs d’or, on revient à une cohérence diffracté, à une fantaisie savante, à une sorte de tension radicale qui consiste à dire.

 

Tout est toujours tendu avec Savizkaya. Et qu’on explore ses travaux photographiques (Carmelo Virone), ses liens avec Guibert (Bruno Blanckeman), sa poésie (Tristan Hordé, Thierry Romagné), son rapport existentiel au monde (Guillaume Condello), on revient à cette rupture fondamentale, à un langage qui se joue de soi, d’un véritable chambardement de l’existence par l’écriture. Ainsi, dans un petit abécédaire Marc Wetzel, à la lettre E, comme Eugène, écrit : « C’est que pour lui, la vie n’a à recevoir ni leçons de beauté du monde, ni leçons de clarté du savoir, ni même leçons d’harmonie de la nature. La vie ne fait qu’insister par et pour la fécondité de ses formes : nous ne pouvons savoir ce qu’elle dit parce qu’elle est ce qu’elle sait. » On ne peut donc qu’inviter à aller voir de près et ce numéro d’Europe (n° 1099-1100) et de se frotter à cette langue, de plonger dans cet univers incomparable, mystérieux et libre.

 

 

Hugo Pradelle