Fraternité !

 

Plus rien ne s’oppose à la nuit

 

… chante Alain Bashung dans Osez Joséphine. C’est que, comme l’écrit bien souvent le grand romancier portugais António Lobo Antunes, la nuit a une densité particulière, qu’on y existe autrement. Il confiait, il y a quelques années dans un entretien diffusé sur Arte, que, parfois, se levant au milieu de la nuit, certains livres de sa bibliothèque – Kafka par exemple –  semblaient briller, tels des yeux, et qu’il ne pouvait s’empêcher de les ouvrir et de les lire.

 

C’est en reconnaissant l’état particulier de la nuit, l’altération qu’elle induit, ses déformations, sa durée singulière, la disponibilité qu’elle ouvre, la tessiture de son silence, que l’équipe de la jeune revue La Nuit. ouvre depuis décembre 2020 un espace de réflexion tout à fait atypique. Ses animateurs confient ainsi : « Alors que pendant nos jours défilent les commentaires sur l’actualité, le temps de la nuit est idéal pour réfléchir. » C’est qu’il y a souvent quelque avantage à penser par le revers, en opposition, par contraste. C’est l’inversion du regard, des propositions, l’altération, le détournement, qui font avancer la pensée.

 

Ainsi, chaque livraison de cette revue pliée de douze pages non agrafées, imprimée à l’encre végétale, suivant une maquette soignée, propose un long entretien avec un historien, un philosophe, un écrivain, qui investit, selon son ton propre, une question ou un enjeu importants de l’actualité. Ainsi, on y parle de l’avenir du travail avec Dominique Méda, de la peur dans le champ politique avec Marc Crépon, de la pauvreté avec Axelle Brodiez-Dolino ou encore de la révolution avec Ludivine Bantigny…

 

 

La revue s’emploie à « offrir un espace à la connaissance ». Et c’est plutôt réussi car la forme de l’entretien, souvent dynamique, propice à une pensée fluide, synthétique, actualisée en quelque sorte, et plus encore le format choisi, ni trop long ni trop bref, permettent de circonscrire un sujet en l’ouvrant, d’obéir à un mouvement double. Ainsi, dans la 5e livraison, Alexandre Curnier et Gwenaël Porte dialoguent avec Samuel Hayat, chercheur au CNRS et au CEVIPOF, spécialiste des représentations politiques et des mouvements révolutionnaires au XIXe siècle. Au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, il semble fort utile de lire ces échanges qui s’emploient à discuter du concept de fraternité, troisième pilier de notre devise républicaine. A la fois parcours de l’évolution de la conception de cette notion qui croise un héritage monarchique et chrétien, une idéalisation révolutionnaire et des considérations sur sa place dans notre société démocratique, la discussion est d’une grande clarté et ouvre un horizon assez vaste.

 

On y est tout autant du côté de l’histoire des représentations politiques, de la sociologie que de l’histoire des idées. On perçoit clairement l’évolution de cette idée, son utilisation différente, en particulier autour de la Révolution de 1848, sa place dans nos imaginaires collectifs. On comprend bien le passage de la conceptualisation idéale à une problématique mise en œuvre, comme se dessine des nuances dans son acception. On la distingue de la solidarité, on en appréhende la constitution progressive et variable, et Hayat la relie à l’émergence du socialisme et des mouvements ouvriers, l’intégrant à une histoire du progrès et de la réaction.

 

© La nuit.

 

C’est que finalement, c’est l’histoire d’une illusion, d’un idéal qui se retrace au gré des questions et des réponses, une conception de la place de l’individu dans le corps social aussi. Comme le rappelle Hayat, au début de la République, on comprend que « le règne du peuple souverain, la citoyenneté, la liberté, l’égalité des droits n’étaient pas suffisants pour assurer la cohésion de la communauté nationale en train d’être construite, qu’il fallait une valeur supérieure, un horizon […] mais sans jamais faire l’unanimité, ni lever les profondes ambiguïtés de ce concept ».

 

Retracer l’évolution, la réalité ou l’illusion de cette belle idée, revient à penser la place du sujet social et politique, à évaluer une prévalence. Et ce n’est pas rien alors que  des mouvements politiques et des idéologies qui lui sont assez clairement contraires gagnent en visibilité et en influence. On se plongera dans cette lecture précise, fort utile en temps de crise, avec une certaine inquiétude, mais en se disant qu’un chemin peut se tracer, alternatif, véritablement fraternel. Et, comme continuait Bashung :

 

… rien ne justifie !

 

Hugo Pradelle