Frictions : aller aux théâtres

Prenons Frictions par le milieu, où se déploie un portfolio : « Ça n’est pas du tout la performance, l’événement public, qui m’intéresse, mais la seule rapidité. » Ainsi s’exprime Valère Novarina à propos de sa pratique du dessin en public dans des extraits tirés de son Carnet rouge, sur la période 1972-2014. Œuvrant le plus souvent dans des galeries, sous l’œil de visiteurs curieux et d’assistants qui procèdent aux accrochages, celui que l’on connaît surtout en tant qu’homme de théâtre dessine dans ces conditions jusqu’à l’épuisement, presque rageusement, laissant la main courir encore et encore sur le papier, sous tension continue ; ici au fusain, là au crayon de couleur, ailleurs à l’encre de Chine. Marathon, course de fond des formes. Ces dessins qui occupent une vingtaine de pages, il les voit comme « un boucan muet », « une partition muette », « une musique pariétale, en noir, en rouge, en blanc ».  Dans son idée, le dessinateur, agi par une force intérieure, est pareil au danseur qui improvise une chorégraphie. Et c’est cette effervescence féconde qui visiblement le galvanise : « Penser comme ça au théâtre », s’auto-suggère-t-il, dans une note de mai 1981…

 

 

Le théâtre et l’écriture pris dans leur pluralité et leur mouvement, c’est rappelons-le la raison d’être de cette revue dirigée par Jean-Pierre Han. Outre la belle contribution de Novarina, que lira-t-on dans ce numéro ? Un travail de recherche, à la fois historique et narratif, d’Alice Carré sur l’effort de guerre africain pendant le second conflit mondial, entendez celui des colonies françaises, travail qui se veut  « réflexion sur la multiplicité des visages de la nation et de ses mémoires, celles qui ont été étouffées et pour lesquelles il a fallu plusieurs générations avant de rejaillir jusqu’à la conscience collective ». Et l’auteure de faire résonner les souvenirs d’anciens combattants qui terminent leurs jours à Brazzaville. Quoi d’autre ? Deux textes sur la condition d’exilé qui se font écho, l’un de Juan Diego Botto, l’autre de Benoît Schwartz. Le monologue du second donne vie et voix à un homme, au moment de sa chaotique traversée vers « l’inaccessible Europe », à bord d’un bateau de fortune, « d’urine et de rêves » : « Figés dans l’eau, pris dans la masse liquide en flagrant délit d’exister, mis à jour comme affleurent les pierres quand la rivière se tarit, des milliers de vies en équilibre. Des milliers d’espoirs muets osant à peine le souffle, des milliers de regards emportés par la rafle de l’exil. »

 

Il faut citer encore, notamment, une réflexion sur le statut des friches artistiques, squats et autres tiers-lieu (à partir du cas de La Générale, à Paris), dont on ne sait pas toujours s’ils sont de véritables instruments au service de ceux qui créent ou des lieux instrumentalisés par les pouvoirs publics au nom d’une (in)certaine politique culturelle. Les mises en scènes de Thomas Jolly ou de Joël Pommerat ainsi que les représentations d’Alain Béhar nourrissent également des contributions diversement critiques. Parlant du travail de ce dernier, Jean Monamy, pour ne citer que lui, invite d’ailleurs à s’interroger sur le sens même de tout commentaire portant sur le théâtre. « Paroles autour », qualifie-t-il ainsi sa propre contribution. Ce qu’est Frictions, au fond : par la pensée tourner autour, encore et toujours, de la singularité plurielle des écritures de la scène.

 

Anthony Dufraisse