La passion Yves Navarre

Les Cahiers Yves Navarre reprennent les actes des colloques que l’Association de ses amis lui consacre, désormais tous les deux ans. Ils explorent successivement de nombreuses facettes du travail de l’écrivain et ouvrent des pistes pour faire lire de nouveau un auteur presque disparu, tout en accompagnant, au fur et à mesure, la publication raisonnée de ses œuvres complètes chez H & O. 

 

Yves Navarre et Jean Le Bitoux par Claude Truong-Ngoc, 1981

 

Yves Navarre a beaucoup écrit, c’est vrai. Mais il serait un peu court de s’arrêter au simple constat quantitatif, ou au fait que, plus le temps passe, moins l’écrivain semble lu. Plus que cela, finalement, Navarre a vécu l’écriture, comme peu d’autres écrivains.

 

La vie dans la littérature, induite, consacrée. Rares sont les écrivains qui, sans tomber dans l’auto-célébration ou la mise en scène d’eux-mêmes, ont laissé transparaître autant la vie, leur vie, dans ce qu’ils écrivaient, qu’Yves Navarre. Peut-être, au même rang, mais plus solaire, Hervé Guibert a fait frotter les formes de ce qu’il écrivait avec la manifestation de l’impérieux besoin d’écrire. Il faut écrire, toujours écrire, ajouter un livre à l’autre, acter, sans doute par désir, par angoisse aussi, cette peur de la mort que Navarre évoque dans le 5des poèmes inédits qui closent ce volume des Cahiers. Parce que la vie est un tumulte, qu’on y avance, on progresse de même dans la littérature, dans les voix qu’on y emprunte, dans la matière de l’écrit elle-même.

 

 

Bref, il semble nécessaire, pour comprendre une œuvre aux formes diverses – dont bien souvent on ne connaît que Les Loukoums (1973) et, éventuellement, Le Jardin d’acclimatation (1980) –, de l’envisager sous l’angle de la variation, de l’ajout, du complément, du changement, du retrait, de la volte-face.C’est une expérience commune à tous les lecteurs de Navarre que de reconnaître l’écrivain, la pulsation de son style, d’y percevoir l’impériosité de la forme écrite qui surgit, tout en ne cessant d’être surpris des soubresauts de tons, de styles ou de thèmes qui, tels des floraisons, y prennent corps.

Dès son premier livre, Lady Black, en 1971, Yves Navarre a écrit beaucoup, publiant presque tous les ans un livre, l’un après l’autre, dans une chaîne discontinue, à la fois pleine de retours sur soi, sur une forme, une configuration, mais comme explosée dans une constellation diverse. Trait indiscutable de l’œuvre donc, une manière d’insaisissabilité, de surprise, de ressort. La troisième livraison des Cahiers Yves Navarre : Écrire contre toute attente, reprend la matière des discussions, débats, interventions qui se sont déroulés autour de cette question de l’attente, pour soi, pour les autres, que constitue l’écriture en tant qu’acte cohérent. Ces échanges acceptent la part d’engagement puissant à quoi ressort l’écriture : « faire œuvre du vécu, s’engager pleinement tout en sachant le risque encouru ».

 

Chez Navarre tout semble différent et pourtant semblable, comme si ce qui comptait n’était qu’une cohérence en pointillés, intermittente, fragile. On évoque dans ce numéro tant la personnalité de l’écrivain que ses rapports compliqués avec ses éditeurs, chacun devant s’arranger en quelque sorte de cet appétit divers, tendu toujours vers autre chose ; on se plonge dans les dessous du travail de Navarre, suivant la rédaction d’un livre qu’accompagne un journal de bord ; on réfléchit sur ses rapports au cinéma, sur l’intrication de l’écriture et de l’image, de leur dynamique commune ; on y rappelle la dimension théâtrale… Il est étonnant de voir à quel point l’instabilité, la précarité se combinent avec une sorte de production obsessive, dans laquelle tout se répète, se recoupe. La lecture de Navarre peut laisser indifférent, comme tous les livres, comme Duvert, comme Guibert, comme Cholodenko, Mandiargues pour remonter plus loin, peuvent imposer une distance ou un rejet… Mais, pour peu qu’on y adhère, un peu, elle implique radicalement le lecteur. En lisant les contributions de ce 3e numéro, on y réalisera combien la vie est là, saisissante. En témoignent les lettres de Navarre, ses notes, les témoignages de Didier Combe et d’Anne de Tienda…

 

Les angoisses de Navarre semblent paradoxalement s’accentuer et trouver leur solution, provisoire évidemment, dans l’acte même de l’écriture. C’est ce qu’il semble prolonger qui prend un sens. Tout ce qu’a écrit Navarre n’a pas la même force ou le même intérêt, mais toujours les textes en produisent d’autres, allant contre, résistant aux impératifs du temps, de la machine littéraire. On y trouve probablement quelque explication de son relatif oubli, d’une forme de relégation ou de surinterprétation de certains aspects de son œuvre. Bref, au gré de ces Cahiers qui trouvent leur tonalité en parallèle d’une longue entreprise de publication des écrits de Navarre, on relira, peut-être, on l’espère, quelques livres de lui.

 

Hugo Pradelle

 

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