La poésie demeure

 

Rehauts est une revue de la variété. Et c’est ainsi qu’il faut la prendre, la lire. On ne plonge assurément pas dans un tissu continu, mais on se saisit au gré des numéros, et dans leur corps même, d’épars, d’instants. C’est que c’est une revue non pas de poésie dirons-nous, mais de lecture de poésie. Ce qui s’y joue n’est nullement un processus anthologique ou thématique simplement, mais la revue, le lieu que constitue Rehauts, son nom même, figurent l’instant de la lecture d’un ou de plusieurs poèmes. On y fait l’expérience d’une circulation entre des corpus divers, finement liés, plein d’échos ou de contraste. On y accepte de se confronter à une hétérogénéité de textes. Comme pour mieux se saisir de ceux qui, dans le tissu d’un numéro pour reprendre notre image, nous arrêtent, nous attachent, nous retiennent.

 

Et dans cette 49e livraison, très diverse, comme dentelée, il est bien affaire de se retenir – face à un vide, une détresse, une absence. Le numéro semble comme hanté par la figure d’Eurydice, par le désir irrémédiable de se perdre, de se déposséder de son désir. Et c’est probablement ce que l’on percevra dans le trois intéressantes propositions plastiques qui s’intercalent avec les textes : les tableaux de John Blee, les lignes de Jean-François Dubreuil et les œuvres de Marie-Claire Bugeaud. Une sorte de jeux de formes qui s’enfuient, se retournent, se reprennent. Un numéro donc qui se joue un mouvement de suspens, de disparition, de retenue, de perte.

 

Marie-Claude Bugeaud © Rehauts

 

Ce n’est pas un hasard s’il s’ouvrent sur deux longs poèmes de Rainer Maria Rilke traduits par Patrick Beurard-Valdoye et qu’il paraît tout entier construit à partir de ces textes qui réfléchissent les figures d’Eurydice et d’Orphée. Hors que c’est l’un des plus fascinants mythe de l’Antiquité, le poète en fait le lieu d’une inversion, d’un retournement de la perspective du désir, de l’amour. Les poèmes sont assez fascinants avouons-le et écrasent un peu le reste des textes. Ainsi débute-t-il :

 

C’était la mine enchantée des âmes.

Telles des minerais d’argent muets elles allaient

par filons au travers de l’obscur. […]

 

Et, un peu plus avant on lit :

 

tout est perdu,

tout est barré de noir,

noir outre noir

et pire que noir,

la lumière sans couleur.

 

Jean-François Dubreuil © Rehauts

 

 

Étrange écho que l’on se fera en soi-même avec la peinture de Pierre Soulages, disparu il y a quelques jours. Mais surtout profondeur d’une image, qui semble tourner autour d’elle-même, déploiement d’une grande cohérence qui saisit. Ces textes donnent à penser beaucoup, habiteront le lecteur un long temps. Et tout le reste du numéro, intégralement francophone, d’une manière ou d’une autre, travaille ce mouvement de fuite et d’arrêt. On notera les textes, habités par le langage de l’ultra contemporain de Jean-Pascal Dubost et Billy Dranty, les poèmes de Marie de Quatrebarbes ou la longue prose d’Isabelle Sbrissa. On les lit dans une forme de tâtonnement incertain, avec un sentiment suspendu de précarité. Chacun les appréciera, peut-être à l’aune de ces quelques mots de Guennadi Aïgui cités par Jacques Lèbre : « La poésie n’a ni flux ni reflux. Elle est, elle demeure. » On peut y entendre la position de lecture que propose la revue, une stase en son dedans, une pause, un arrêt. C’est que la revue Rehauts fait une proposition, fait entendre des langues, des voix, des idées qui se déposent, se sédimentent. Le lecteur se retournera vers certains, mû par un désir irrésistible, à ses risques et périls.

 

Hugo Pradelle