la revue de belles-lettres : voir autrement

Marcel Mathys, La berge, photographie par Matthieu Oppliger © la revue de belles-lettres



« Dans la rue, j’ai vu quelqu’un qui me ressemblait. Mais je ne sais pas comment je me suis rendu compte qu’il me ressemblait. Me serais-je déjà vu ? Je me suis vu de face. Mais c’est son dos que j’ai vu et reconnu comme semblable au mien. Il se penchait pour ouvrir la portière de sa voiture. Le plus étrange est que je ne fus pas du tout surpris, exactement comme André Gide l’a écrit : s’il ouvrait la porte de sa chambre et que derrière se trouvait la mer, il ne serait pas du tout étonné. »

 

C’est sur ce texte, premier d’une série d’aphorismes de longueurs variées, du poète chinois Wang Wen-hsing que s’ouvre le dernier numéro de la revue de belles-lettres. On pensera peut-être en lisant cette sorte de fable microscopique, au petit garçon, qui, dans le film Yi Yi d’Edward Yang, photographie les nuques de ses proches parce qu’ils ne les voient pas. Mais c’est surtout car il donne une tonalité particulière à cette livraison qui semble chercher à comprendre ce que fait voir la poésie, ce qu’elle peut saisir du discontinu incompréhensible du réel.

 

Ainsi, comme une colonne vertébrale, on lira des poèmes du poète italien Fabio Pusterla qui y publie deux poèmes, deux brefs essais et propose une sorte de petite anthologie personnelle de poètes italiens qui lui apparaissent importants –  Massimo Gezzi, Francesco Scarabicchi, Stefano Simoncelli. On découvre un long poème imaginé à partir de Truganini, dernière survivante aborigène de l’entreprise génocidaire de Tasmanie, et un autre à partir des peintures rupestres de la Grotte Chauvet intitulé « Figurines d’ancêtres » – là aussi les images du film de Werner Herzog s’imposent à la mémoire.

 

On y lit cette 6e section, superbe :

 

Dans la caverne tu lisais les traces

gardais le passé. Crachais quelque chose

sur le mur de grès, calquais

ta main. Violent et pierreux

tu fouillais les misères, remontais

aux culpabilités de tous. Aux grandeurs

involontaires de tous. Héroïsme

de l’être qui ignore

même qu’il existe, et qui est.

Derrière les masques les yeux.

Quand tout sera terminé, disais-tu,

nous pourrons à nouveau nous regarder.

Les mains formées aux caresses

les mots à l’amour. Même quand

vous criez et écorchez. Corps ébranlés :

n’oubliez pas la lumière qui est

au-delà de nous. Elle nous traverse

 

 

On découvrira ainsi une poésie qui travaille l’image en profondeur en s’en écartant comme paradoxalement. Passer par les premières images peintes, traces de ce que nous sommes en même temps que projections de ce que nous serons, pareillement saisis. Comme l’indique Marion Graf, si les poèmes de Pusterla sont connus, son travail critique et savant l’est nettement moins. Les lire en regard ici semble assez éclairant et judicieux. Moins convaincu par les poètes qu’il choisit, on vous invite à lire dans la première partie du volume des textes de grande qualité qui, comme derrière la porte de Gide, nous pousse à voir autrement. Et peut-être est-ce l’un des rôles majeurs du poème, non ?

 

On ne résiste pas à citer encore Wang Wen-hsing qui, avec un ironie et un humour distancié revigorant, écrit : « Vue sur les toits : les sommets bleutés des montagnes ressemblent aux murs de l’immeuble d’à côté. » Julien Burri dans les extraits de Territoires de nuit écrit des apparitions, la vue, la perception, le manque, le vide qui en surgit. Ces textes de grande qualité entrent en écho – la composition de ce numéro est tout à fait remarquable de cohérence – avec le « Orfeo » de Laurent Cennamo :

 

Ouvre les yeux,

vois ce tronc noueux, cet air trop chaud

qui s’enroule comme un serpent à ras de terre,

ce ciel laiteux. Tu ne sais pas que là-bas

on creuse un long tunnel, mais tu ne vois pas

qu’à nos pieds s’ouvre la galerie musicienne 

 

Ce « ras de terre » qui est, écrit le critique chilien Cristián Warnken, au cœur de la poétique de Philippe Jaccottet auquel il consacre un article, rappelant qu’il aurait « voulu parler sans images, simplement pousser la porte… » Là aussi, on y contemple le monde ! On lira aussi dans ce numéro une série d’hommages à Pierre Chappuis disparu en décembre dernier. Inégaux, peut-être assemblés rapidement, ces textes mettent en lumière un « poète attentif aux lisières, au fugace et au discontinu », écrit Marion Graf. Le plus intéressant sans doute sera de lire la vingtaine de lettres qu’il échangeât avec Jean-Luc Sarré à qui il écrit en octobre 1992 à propos de Rurales, urbaines et autres : « On trouve là confirmation (si besoin était) de ce que les poèmes font pressentir, l’autre visage, comme tu dis, dont le poème n’a pas à se soucier, qui toutefois est présent. Le même tact, ici et là, une approche toute en nuances des choses, et des êtres, et le refuge toujours prompt dans le silence. »

 

C’est à cela qu’invite la revue de belles-lettres, publication majeure qui, en plus de nous faire entendre et lire des voix poétiques extraordinaires, sait les faire tenir ensemble, en regard les unes des autres, comme dans une chambre d’échos commune. Ce n’est pas rien décidément !

 

Hugo Pradelle