La revue Plein Chant et Lucien Bourgeois, écrivain ouvrier

Pour cette « revue intermittente de littérature » dont le numéro 85 a été publié au printemps 2016, il n’y a pas lieu de prendre un abonnement, « mais ceux qui ont été souscrits par le passé seront honorés au fil du temps ». C’est ainsi que nous prévient Edmond Thomas, créateur de la revue au sens plein du terme, puisqu’il en est l’âme fondatrice et l’imprimeur. Créée en 1971 à Paris sous forme ronéotée, la revue émigre l’année suivante à Bassac sur les bords de la Charente : la rencontre alors d’Edmond Thomas avec le revuiste et futur éditeur Georges Monti (Le Temps qu’il fait), la mise en commun et le développement assez héroïque d’un atelier d’imprimerie, sans oublier la solidarité des amis, donnent un nouvel essor à la revue qui se transforme en le bel objet qu’elle est aujourd’hui : cent cinquante à deux cents pages, à la typographie claire, élégante, sur un papier agréablement grammé, illustrée de reproductions de gravures et de documents, ainsi que de vignettes et bandeaux comme aux beaux temps de la gravure sur bois.

 

 

Fidèle à son projet de donner à lire, dans sa revue et les éditions du même nom, une littérature hors des sentiers battus, d’expression libertaire, née de l’élan poétique du peuple et de ses écrivains passés et présents, Edmond Thomas fait la part belle à ce courant de la littérature prolétarienne, très vivante entre les deux guerres : celle-ci fut accueillie par Henry Poulaille comme le matériau même de ses revues et théorisée par luien opposition au « chiqué » du roman bourgeois ouvriéristedans notamment, Nouvel âge littéraire (1930, réédition Plein Chant, 2003) et Michel Ragon s’en fit plus tard l’historien dans l’Histoire de la littérature prolétarienne en France (A. Michel, 1974).

 

Cette dernière livraison de Plein Chant fait donc revivre l’écrivain ouvrier que fut Lucien Bourgeois (1882-1947), à travers un ensemble de documents, dont les plus récents se situent dans les années cinquante. C’est dire que le temps de l’oubli a passé. La revue est organisée en trois parties précédées d’une chronologie et d’une bibliographie. En tête, des Témoignages et souvenirs, réunis par ses amis dans une plaquette publiée en 1957 et reproduite en fac-similé, dessinent le portrait et l’itinéraire de celui qui sut décrire, sans misérabilisme, « la peine des humbles et les paysages des faubourgs ». La seconde partie présente un choix de quelques écrits de Lucien Bourgeois, dont un court roman, Midi à XIV heures : la version intégrale parut en décembre 1933 dans la revue de Henry Poulaille, Prolétariat. La reproduction en fac-similé prend sa part dans l’émotion que suscite ce texte nu, aigu, traçant comme au fusain la vie et le destin d’une famille ouvrière. Suivent des Textes rares, admirables d’écriture, récits ou critique littéraire, publiés dans la presse syndicale et communiste des années 1935 à 1937 et en revue : Cahiers de la Quinzaine (1926), Cahiers de littérature prolétarienne d’Esprit (1936).

 

Lucien Bourgeois (Plein Chant)

 

Ce Plein Chant. Documents (159 pages) se clôt sur un Dossier critique de recensions parues dans diverses revues comme La Nouvelle Revue française, Europe ou Nouvel Age, lors de la publication de L’Ascension, récit autobiographique (Rieder, 1925, Plein Chant 2016) et Faubourgs. Douze récits prolétariens (Éditions sociales internationales, 1931, Plein Chant, 2015). L’intérêt du volume, du point de vue du revuiste, est aussi de montrer l’action menée par les revues pour donner droit de cité à une littérature qui eut peine à se frayer un chemin dans ce qu’était alors le monde littéraire. De même, apprend-on des principaux repères, réunis par Dominique Cottel, de la vie et l’œuvre de Lucien Bourgeois que c’est par la presse, L’Humanité, par exemple, où se publiait de la poésie, et par les revues (parmi lesquelles La Revue Socialiste, Nouvel Age, Art et Pensée, les Cahiers de la Quinzaine, la Revue du christianisme social, Les Primaires, La Grande Revue), que Lucien Bourgeois, entra en littérature, à côté des petits métiers qu’il tint à exercer toute sa vie par refus de parvenir : « J’ai compris que le mieux que j’avais à faire, si j’étais susceptible de faire quelque chose de bon, était de rester moralement, et à tous les autres points de vue, avec ceux au milieu desquels le sort m’a fait naître ». L’écrivain prolétarien, par son « sens de classe », serait-elle une espèce en voie de disparition ? interroge Michel Ragon en 1947, dans la revue de Poulaille, Maintenant.

 

 

Jacqueline Pluet