La valeur vraie des boulots sales

 

La vocation de la revue Travail, genre et sociétés est d’étudier la place des femmes dans la société en confrontant les points de vue de chercheurs sur les inégalités entre femmes et hommes. Sa création remonte à 1999, sous l’égide du Groupement de recherche Marché du travail et genre en Europe (MAGE-CNRS). Semestrielle, pluridisciplinaire et européenne, elle est publiée par les éditions de La Découverte avec le concours de l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS, du CERLIS et de la Mairie de Paris. Dans son riche comité scientifique, on retrouve, par exemple, les noms de Christine Bard, Judith Butler, Éric Fassin, Geneviève Fraisse, François Héran, Janine Mossuz-Lavau, Michelle Perrot ou Irène Théry. La revue annonce en ouverture son opposition aux réformes en cours – au premier rang desquelles la loi LPPR et la loi sur les retraites. Bousculant son programme éditorial, elle a ainsi mis en ligne un ensemble d’articles contribuant au débat social. Scientifique et engagée, Travail, genre et sociétés est donc au cœur de l’actualité.

 

Ce quarante-troisième numéro est sorti des presses en plein confinement, lorsque les journaux télévisés s’intéressèrent soudain aux caissières, aux gardiennes d’immeuble, femmes de ménage, aux livreurs, aux coursiers, aux éboueurs, balayeurs. Tout à coup, des « invisibles » et des « petites mains » devenaient, avec les soignants, essentiels, glorieux, héroïques. Leur courage fut immense. On leur promit beaucoup. Et voyez déjà au bout de quelques semaines dans quel oubli médiatique les voici replongés…

 

La recherche en sciences humaines et sociales n’a pas attendu une pandémie mondiale pour leur donner une véritable attention, étudier leurs conditions de vie et de travail, défendre leur droit à la reconnaissance et à la dignité. Ainsi, ce numéro de Travail, genre et sociétés consacre un riche dossier aux « sales boulots », sous la coordination de Pauline Seiller et Rachel Silvera.

 

La notion de dirty works forgée par Everett C. Hugues en 1951 est une catégorie classique de sociologie du travail popularisée en France par les travaux d’Anne-Marie Arborio. Le dossier revient sur cet outil d’analyse, dans le cadre d’une réflexion sur l’inégalité de genre, en focalisant son attention sur les « boulots sales », ceux où les travailleurs et travailleuses sont directement « en contact avec la salissure, les déchets, les fluides corporels ou la mort ». Ces activités se retrouvent bien souvent invisibilisées et dévaluées bien qu’elles soient « indispensables au fonctionnement de la société ». Ce dossier montre clairement la valeur vraie des boulots sales.

 

Ces métiers sont bien souvent réservés aux femmes et la prise en compte du genre s’avère fondamentale pour étudier les multiples expériences de « sales boulots ». La question des déchets constitue un champ de recherche en soi, dans le sillage de « l’anthropologie de la souillure » de Mary Douglas. Sous l’influence de nouvelles perspectives ouvertes par l’économie circulaire, le glanage urbain et le freeganisme, le regard porté sur le déchet se transforme, comme le souligne Caroline Ibos. Trois articles sont consacrés aux personnes chargées de gérer les déchets. La politiste C. Ibos propose un éclairage historique sur la « masculinité des chiffonniers et la disqualification des chiffonnières » à Paris de 1830 à 1880. À partir d’une enquête menée au sein de la Direction de la propreté et de l’eau de la Ville de Paris, le sociologue Hugo Bret s’intéresse aux recompositions des masculinités chez les éboueurs et balayeurs du secteur public. Leïla Boudra, dans le prolongement de sa thèse, propose une analyse précise du travail réel effectué dans les centres de tri des déchets ménagers. Elle « interroge la division sexuée du travail dans ces espaces professionnels » et les formes possibles de revalorisation. Fruit d’une recherche-intervention menée auprès de cinq centres de tri des déchets ménagers en France entre 2012 et 2016, ce travail se fixe pour cap de « proposer des modalités d’action innovantes en prévention des risques professionnels dans ce secteur ». Christelle Avril et Irène Ramos Vacca reprennent la question des « métiers de femme » en s’intéressant aux rôles dans la division morale du travail. Là aussi, cet article est très solidement ancré dans le terrain puisqu’il se fonde sur les données issues de l’enquête ethnographique, sociohistorique et statistique menée par Christelle Avril sur les aides à domicile. L’article s’appuie aussi sur l’enquête en cours concernant les aides-soignantes et les infirmières en pédiatrie menée par Irène Ramos Vacca dans le cadre de sa recherche doctorale (observation participante de huit mois dans un service de pédiatrie d’un hôpital public de la région parisienne).

 

Le dossier donne ainsi à voir les plus actuels résultats de la recherche, croisant les questions du travail, du genre et du social – sans oublier les perspectives politiques.

 

Celles-ci sont particulièrement présentes dans la rubrique « Controverse » où une dizaine d’auteures débattent de la définition et de l’usage du terme de féminicide. Mise en perspective historique et juridique, analyses de la situation au Guatemala et au Mexique, réflexions divergentes de Catherine Marie et de Diane Roman : nombre d’éléments sur ce phénomène complexe sont rassemblés ici.

 

La revue Travail, genre et sociétés poursuit ainsi sa tâche, scientifique et engagée, en prise avec le terrain social et les luttes politiques.

 

François Bordes

Travail, genre et sociétés, n° 43, avril 2020.