Le rouge et le noir

 

 

(P)acte 1 : le démon des lettres

 

On se souvient peut-être qu’il y a quelques années paraissait une excellente revue politique intitulée Le Diable probablement, en référence au film de Robert Bresson. C’est plutôt du côté de Faust et de son pacte que regarde L’Âme au diable, une revue semestrielle dont la couverture aux dominantes rouge et noire accroche tout de suite l’œil. On ne doit ce double étendard chromatique ni aux stendhaliens ni aux anarchistes, mais à Stéphane Balcerowiak, Briochin d’adoption semble-t-il et médecin de profession toujours en exercice. Cette publication soignée au tempérament bien trempé est en quelque sorte à l’image de son fief, Saint-Brieuc, cité bretonne de caractère s’il en est. La déclaration d’intention se trouve sur un signet glissé au milieu des pages : « … voilà une revue littéraire bien en feuilles (sous-entendu à l’heure de la dématérialisation généralisée_ndlr), offrant à des écrivaines et des écrivains de métier de s’expliquer sur leur rapport à l’écriture, d’en faire l’objet d’un récit, d’une nouvelle, comme une sorte de purgatoire sur le chemin de leur œuvre. » Ainsi quinze contributeurs en proie « au démon des lettres » se partagent-ils quelque 200 pages, auxquels il faut ajouter la bonne demi-douzaine d’illustrateurs invités.

 

Les textes opèrent sur des registres différents, les uns d’introspection, les autres d’imagination, certains d’évocation. Ces derniers, notre goût personnel nous les fait peut-être préférer aux autres ; c’est vraiment question de subjectivité, et nullement de qualité, si on mentionne par exemple Thierry Beinstingel revenant sur la genèse de son  livre Yougoslave (Fayard, 2020) qui entrecroise les origines de sa famille et l’histoire des Balkans. Citons aussi Gisèle Bienne qui relit, comme magnétisée, fascinée, La Fêlure, « cette nouvelle qui ne cesse de (la) troubler », écrite au milieu des années 30 par un Fitzgerald qui paraît ne plus rien attendre ni de l’existence ni de l’écriture ; « texte d’une rare densité », dit-elle à raison. « Dans ce brasier de la fracture, Fitzgerald déverse des pans de sa vie passée. Il écrit sans fard sur le fait qu’il échoue à écrire. Il écrit sur l’impuissance en écriture du bel écrivain qu’il a été. » Quant au  choix de Dominique Pagnier, il se porte sur ce magicien de Max Jacob. L’auteur dernièrement du Quadrille français (Gallimard, 2021) rappelle l’importance de l’homme, de l’écrivain, du poète : « On oublie trop dans les actuels manuels scolaires de littérature française soumis plus que jamais à l’esprit pion des chefs de cabinet que Max exerça un magistère considérable sur la jeunesse littéraire de la IIIe République. Quelques futurs champions de ce temps venaient lui rendre leurs devoirs : Artaud lui doit sa veine shamanique, Malraux sa destinée en tenue ministérielle et en frac de gala, Cocteau son côté opéra-comique […], Leiris ses dispositions à une ethnologie élégiaque. » Rémi Rousselot, en ce qui le concerne, convoque à nouveau ce Francis de Miomandre auquel il a consacré une belle et très documentée biographie il y a une dizaine d’années. Récipiendaire du Goncourt 1908 pour Écrit sur de l’eau, « Miomandre fait partie de ces auteurs dont le nom a disparu des dictionnaires ». Miomandre le dandy qui est enterré à Saint-Quay-Portrieux, une station balnéaire de la baie de Saint-Brieuc. Enquêteur délicat, ce qui n’empêche pas l’opiniâtreté, Rousselot vient pour ainsi dire se recueillir sur la tombe d’un homme dont la carrière littéraire n’est plus que poussière et feux follets. Un mot enfin (le diable se nichant dans les détails…) sur l’attention toute particulière portée aux notices qui introduisent chaque contribution, et qu’on suppose de la main de Stéphane Balcerowiak ; elles méritent d’être signalées car ce sont de petits textes à part entière, diaboliques (forcément) de précision biobibliographique.

 

 

(P)acte 2 : sous le signe de Dante

 

Si le numéro inaugural de L’Âme au diable présentait un ensemble sans Faust notes (qu’on nous pardonne cette pitrerie…), le deuxième numéro se place sous le signe tutélaire de Dante et de ses cercles infernaux. Le nom propre ne vaut pas ici mot d’ordre mais plutôt mot de passe ; les contributeurs se l’approprient librement, certains donnant dans la référence directe, d’autres jouant plutôt de l’allusion voire de l’illusion métaphorique. D’un numéro à l’autre, on retrouve des signatures au sommaire : Gisèle Bienne, précédemment mentionnée, mais aussi Claire Béchec, Fabienne Juhel, Christophe Mahy, Hervé Carn, Alain Émery, ainsi que Fanch Rebours. Mention spéciale, parmi les habitué(e)s, pour la dénommée Brigitte Tissot qui poursuit d’une livraison l’autre son Journal d’une diablesse. Inspirée par les situations du quotidien d’une certaine Angela (son double à n’en pas douter), elle nous sert des réflexions bien senties où il est question, pêle-mêle, de toile cirée, du groupe Procol Harum, du journaliste antibonapartiste Victor Noir, d’un improbable « Club des ratés polonais » ou encore d’une photo sépia centenaire. (Tout aussi éclectique, la première fournée de ce Journal était déjà un bien curieux mélange de mélanomes, de battes de baseball et de rat glouton…)

 

Quelques noms davantage connus du grand public font signe par ailleurs. De Franz Bartelt, par exemple, on aurait pu attendre qu’il compose un Fémur de Dante (comme il a donné, on s’en souvient très bien, Le fémur de Rimbaud, c’était il y a dix ans, aux éditions Gallimard), mais il joue ici au dialoguiste, d’ailleurs plus inspiré par Faust que par Dante. Patrice Jean, lui, dit sa dette de jeunesse à Nietzsche : « L’éternel errant, l’homme qui, malade, fréquentait les pensions niçoises et turinoises et prenait ses repas dans les gargotes de Sils-Maria ou de Gênes, ce valétudinaire exalté continue de me fasciner. » Il y a également les deux Michel : tandis que Bernard se repasse à nouveau Le Fanfaron, ce film de 1962 de Dino Risi (« une des plus bouleversantes variations contemporaines du mythe de Faust » – tiens, le revoilà, celui-là), Marmin, excellent critique de cinéma au demeurant (a-t-il un jour écrit sur ce film dont parle son voisin de revue, Bernard ?), nous donne « deux visions » poétiques : l’une de Mathilde, l’autre de Béatrice, deux prénoms à la signification transparente si on veut bien se souvenir que ce sont là deux personnages de La Divine Comédie. Parmi nos découvertes de lecture dans cette deuxième livraison, on tient à citer Susanna Crossman et Frédérique Germanaud. La première, anglaise, signe de belles pages où il est question d’un pont à franchir en voiture (franchissement qui vaut bien, pourrait-on dire, une traversée infernale) ; l’écriture fait l’effet d’un fondu-enchaîné permanent, superposant le moment – sous tension – de la conduite proprement dite et des réminiscences amoureuses. Méditation sur l’écriture (comme chose viscérale), le texte de la seconde aurait pu s’intituler « Une Cabane à soi », en clin d’œil non à Dante, mais à Virginia Woolf bien sûr ; Frédérique Germanaud y évoque son propre chemin (long et tortueux) vers l’écriture. C’est juste, sensible et touchant. Et puis il faut, cette fois encore, signaler les entrées en matière, pour chaque auteur/trice, du « directeur infernal » Stéphane Balcerowiak. Pas simplement des présentations, ce sont là encore, comme dans le tout premier numéro, de vraies petites scènes d’exposition ; pour tour à tour introduire les contributeurs, l’intéressé s’y met en scène en compagnie d’un Louis-Ferdinand Céline ressuscité, toujours aussi fort en thème et en gueule…

 

Anthony Dufraisse