Le Débat, n° 191 : “la droite jusqu’où ?”

La campagne électorale mobilise aussi les revues, ces espaces de réflexion si différents du barnum médiatique et de l’hyperactivité des réseaux sociaux. C’est leur « fonction citoyenne » et leur honneur de permettre aux lecteurs de prendre le temps de réfléchir et d’apprendre afin de se forger leurs idées, d’éclairer leurs opinions. Elles sont à ce titre un outil indispensable du débat démocratique.

 

 

 

La revue Le Débat s’y engage résolument en publiant un long entretien avec François Hollande. L’événement est rare et mérite d’être souligné. Le Monde en a publié de larges extraits, mais la lecture in extenso est intéressante à plus d’un titre. L’entretien ne déroule pas un programme, il est bien différent des pitchs qui agitent gazettes et réseaux sociaux. À la veille d’échéances électorales, le chef de l’État établit une sorte de tour d’horizon de ses options politiques et de son action en tant que président de la République. Il s’agit donc à la fois de prendre date, à plus ou moins longue échéance.

 

Ce numéro particulièrement politique brosse lui aussi un tableau général de la situation. Un dossier sur le « dérèglement du système institutionnel » réunit des contributions d’Alain Duhamel, Nicolas Fourrier, Philippe Raynaud, Nicolas Roussellier, Jérôme Sainte-Marie et Michel Winock. Après la question constitutionnelle, Le Débat s’interroge sur les récents « événements » sociaux qui se sont développés à côté des classiques « mouvements sociaux ». L’auteur d’un des rapports ayant préparé la rédaction de la « loi Travail », Jean-Denis Combrexelle, revient sur les enjeux de cette loi ayant provoqué une « protestation multiforme ». Dominique Andolfatto et Dominique Labbé dressent un bilan de l’attitude des syndicats lors de ce « printemps social français ».Le sociologue Gaël Brustier présente Nuit debout, qu’il analyse comme le « premier mouvement social postmarxiste ». De l’autre côté de l’échiquier politique, Laurent de Boissieu revient sur la génération de la « Manif pour tous » et son devenir, entre engagement partisan à droite ou à l’extrême droite et renforcement intellectuel de la pensée conservatrice.

 

Le Débat propose un état des lieux des droites et des gauches. Le pluriel s’impose plus que jamais peut-être, et c’est ainsi que Pascal Perrineau décrit les fractures, les diversités et l’unité des droites françaises. Thomas Wieder, de son côté, analyse « le mythe de l’unité [de la gauche] à l’épreuve du pouvoir ». Le débat animé et contradictoire entre Olivier Duhamel et Marcel Gauchet porte ce titre révélateur : « Gauches, droites : implosion d’avant élections ». L’impact de attentats est le premier thème du débat. Olivier Duhamel signale en particulier le « caractère raisonnable des réactions de l’opinion publique » là où Marcel Gauchet regrette la « réticence de la société française à se mobiliser face à une menace qui la laisse comme interdite ». Les positions sont tout aussi tranchées et riches de leurs oppositions dans la description de « l’état de la gauche ». Après avoir analysé le « mystère de François Hollande » (« comment le plus sympathique de nos sept présidents est-il devenu le plus impopulaire de tous ? »), Olivier Duhamel critique la « culture verticale césaro-papiste-catholico-gaullo-stalinienne » et regrette que les primaires aient plus été l’objet de calculs et de luttes politiciens tandis qu’elles pouvaient constituer un « outil démocratique » et une occasion de perfectionner « un système politique qui en a bien besoin ». Marcel Gauchet, de son côté, s’inquiète de la reconversion de la « gauche de transformation » en une « gauche de protestation hostile à toute participation au pouvoir ». Une certaine nostalgie de l’auteur de Comprendre le malheur français (stock, 2016) apparaît à l’analyse de l’état des droites et de la multiplicité des candidatures à la primaire de Les Républicains. Duhamel juge au contraire « très saine » l’absence de « leader pré-installé » au profit de leaders produits par des élections (p. 55). L’effacement du « césaro-stalino-papisme » est plus une marque de bonne santé démocratique que de malheur et de perte des repères. L’échange, modèle de débat d’idées politiques, s’achève par des considérations pessimistes sur l’état de l’Union européenne, sujet sur lequel l’un et l’autre s’accordent.

 

Alain-Gérard Slama en 2013 par Claude Truong Ngoc

 

Le phénomène de droitisation est analysé par l’historien Pascal Ory et les consultants de Viavoice François Miquet-Marty et Rafael Guillermo Lopez Juarez. Mais la bonne question, pour les droites, n’est-elle pas celle que pose, avec sa précision et sa clarté habituelles, Alain-Gérard Slama : « la droite, jusqu’où ? » Dans un article dense et fourmillant d’idées stimulantes et de formules-choc, l’élève de Raoul Girardet et de Raymond Aron apporte une contribution remarquable au débat qui anime, agite et déchire parfois les membres de la famille politique analysée jadis par René Rémond. Cette leçon d’histoire et de philosophie morale et politique attaque d’abord la « conception arbitraire, close et réductrice » de l’identité : « l’identitarisme, voilà l’ennemi ! », clame Slama. Revenant sur « le piège » du débat de 2009 sur l’identité nationale, il rappelle combien les principes républicains ont « prémuni le pouvoir contre la tentation totalitaire et le citoyen contre les dérives de l’intolérance ». C’est que l’idée républicaine et la vision laïque du monde se veulent « un modèle rationnel et universaliste » fondé sur l’éducation et la formation de « citoyens responsables et autonomes ». Ainsi, une « société dans laquelle chaque citoyen réduit son voisin à une identité, religieuse, ethnique, sexuelle, réelle ou supposée ne peut être une société solidaire ». Slama en tire cet enseignement : « rien n’est plus français que la méfiance à l’égard de la notion d’identité ». Il va plus loin, et dans un style qui rappelle le Raymond Aron de Polémiques et de L’Opium des intellectuels, il évoque la figure d’Aristide Briand dont on sait qu’il parvint à concilier droite catholique et gauche anticléricale : « plutôt que de prêcher un discours sur les valeurs, de s’aventurer sur le terrain du dogme et de s’embourber dans une homélie sur l’identité nationale comme on le fait aujourd’hui, il eut recours à un argument juridique : l’ordre public – en laissant au juge le soin d’apprécier si les conditions de son respect relèvent, ou non, de la responsabilité de l’État ». Slama s’inquiète donc de l’offensive identitaire et observe qu’à partir de 1989 « un immense processus d’érosion régressive du socle des Lumières, s’est refermé comme un piège ». Après une évocation de la querelle des « nouveaux réactionnaires » et des conditions du débat intellectuel aujourd’hui, l’article se termine par un développement sur le « retour de la question laïque ». Pour Alain-Gérard Slama, la contestation du modèle laïc républicain correspond à « un mouvement régressif » allant « au-delà même de ce qu’un Maurice Barrès avait imaginé ». Ainsi s’oppose-t-il nettement aux positions de Pierre Manent proposant de « ressourcer » la tradition de tolérance française dans l’héritage chrétien. « Face au fanatisme islamiste » et à « l’échec des réponses multiculturalistes », la « pédagogie de l’idée laïque » demeure à ses yeux « le meilleur garant de la paix civile ». Aussi la « cause de la laïcité » doit-elle cesser « d’être prise en otage par la querelle identitaire ». Fidèle à Tocqueville et à Aron, Slama en appelle ainsi à la responsabilité des intellectuels : « Plutôt que de s’affronter dans des procès d’intention ceux qui ont vocation à réfléchir, instruire et communiquer feraient mieux de rassembler leurs efforts »…

 

Ce numéro du Débat s’achève par une contribution d’Antoine Compagnon sur le « théorème de Thibaudet », une étude de prospective économique de Jean Pisani-Ferry et un article de Jérôme Batout sur l’écriture médiatique. Une seule incongruité dans cette excellente livraison de la revue : l’absence totale de signature féminine. La France ne possèderait-elle aucune experte ou spécialiste des institutions, de philosophie politique, d’histoire politique et intellectuelle, de science politique, des mouvements sociaux, d’histoire littéraire, d’économie, des sciences de la communication ? Ce serait alors un terrible malheur français… Mais heureusement, il n’en est rien !

 

François Bordes