Le Jardin d’Essai 2020 : paysage éclectique

 

Qu’y a-t-il de commun entre le déménagement d’une Parisienne convertie contre toute attente aux charmes de Noisy-Le-Sec, en Seine-Saint-Denis, la chatte chinoise de Pierre Loti s’acclimatant au confort de sa maison familiale de Rochefort, Zola en père de famille nombreuse (celle des vingt tomes que forme la saga des Rougon-Macquart), un poète-patineur expressionniste allemand noyé dans les eaux glacés de la Havel ou encore « l’archéologue de la campagne » Gaston Roupnel (1871-1946) ? Le Jardin d’Essai, bien sûr, dont chaque livraison est décidément un paysage éclectique (j’emprunte là à Dubuffet le titre de l’un de ses tableaux). Une diversité qui, dès avant même la lecture, s’affiche sur la couverture toujours très sobre, cette fois d’un apaisant bleu layette, avec ces pôles magnétiques du savoir et de la culture : art, économie, histoire, littérature, médecine, poésie, société, théâtre. Le tout se donne sur quelque 160 pages à travers 35 contributions signées d’écrivains, de journalistes culturels, de scientifiques, de poètes, de comédiens, de traducteurs. Ni encyclopédisme ni érudition dans cette publication ; dans ces pages s’exprime avant tout le désir d’entretenir un espace humaniste toujours ouvert, où l’on se perd pour mieux se retrouver, où l’on chemine par des allées buissonnières plus ou moins défrichées, et ce à l’invitation de nos hôtes que sont Simone Balazard, la fondatrice historique rappelons-le, Dominique Chryssoulis et Denise Gellini.

 

Ce Jardin d’Essai 2020 transforme-t-il l’essai, comme on dit au rugby ? Dans l’ensemble oui, en dépit  de quelques dos d’âne. Certains textes par exemple restent vraiment trop ébauchés pour avoir quelque portée (on pense à celui sur la possible réunification, un jour, de l’Irlande), ou superficiels (il y a là un éloge du vélo assez mal inspiré – n’est pas Blondin, ou Fottorino, qui veut…). On retiendra surtout, question de qualité ou d’affinité, la méditation, en ouverture, de Patrick Combes (l’œil sur les paysages anamorphosés qu’il voit défiler depuis sa place dans le TGV, un écrivain est assailli par le doute, par l’à-quoi-bon-créer…).

 

Mentionnons également les rencontres manquées (Keaton, Audiberti) ou déphasées (Depardieu, Huppert) de Gilles Costaz, que les théâtreux connaissent bien. Bien content, aussi, de découvrir le texte que le documentariste Bernard Monsigny consacre à Roman Cieslewicz (1930-1996) qui « fut non seulement affichiste, mais aussi et surtout graphiste, illustrateur et metteur en page ». « Aiguilleur de rétines », « boulimique insatiable d’images », « Gargantua iconophile », autant de qualifications qui disent assez l’obsession créative de Cieslewicz*. Ailleurs, bon nombre de textes consistent en des lectures plus ou moins personnelles ; entre autres, Simone Balazard dévorant Zola, Eugène Michel se penchant sur Annie Ernaux, Gérard Paris parcourant Châteaureynaud, prolifique nouvelliste s’il en est. La crise sanitaire enfin s’est invitée dans ce numéro, qu’elle irrigue, ou disons plutôt innerve ça et là : à travers notamment d’inattendues fables mettant en scène un chat, un regard confiné sur une bouture de yucca, et différentes réflexions sur la notion d’urgence médicale, sur le port du masque au théâtre (en scène ou côté spectateurs) ou sur l’émergence d’une société sans contact, distanciation physique oblige, mais pas sans traçage, technologies biométriques aidant… Revue curieuse de tous et de tout, Le Jardin d’Essai offre au lecteur-flâneur, on le voit dans cet aperçu, divers sentiers et chemins où s’attarder.

 

Anthony Dufraisse

 

* Coïncidence, j’étais en train de lire l’ouvrage Petites images, de ce même Roman Cieslewicz (Semiose éditions, 2018), ainsi introduit par André Gunthert : « Fervent partisan du montage, Roman Cieslewicz est l’auteur de quelques-unes des images parmi les plus célèbres du dernier tiers du XXe siècle – énigmes qui ponctuent la mémoire visuelle d’un regard cyclopéen, démultiplié ou curieusement absent. »

 

Coordonnées de la revue