Le retour du loup

 

 

La 23e livraison de Catastrophes, l’un des espaces numériques littéraires et poétiques les plus intéressants qui soient, s’intitule « Le Spectre des forêt ». On y trouve des contributions très diverses, comme toujours, certaines d’une grande force, comme le long texte de Rodger Kamenetz, « Allen Ginsberg pardonne à Ezra Pound de la part des Juifs », ou bien les poèmes écrits au tournant des années 80 d’Osvaldo Lamborghini, ou encore la continuation des Chants d’Alexander Pope (3e épisode sur 5)… Il faut assurément aller regarder de près ce sommaire d’une grande richesse.

 

 

François Mahler

 

Mais c’est l’ensemble d’ouverture qui retient notre attention. Un ensemble consacré à l’une des figures majeures de la forêt : « Le loup & Cie ». Dans un éditorial longuement développé, Guillaume Condello nous rappelle la place que le loup occupe dans nos imaginaires, ce qu’il porte de nos terreurs, de nos angoisses, de nos sentiments contrastés avec la nature, avec la sauvagerie. Il déplie ainsi la relation que l’on entretient avec la réalité physique de notre environnement et la dimension symbolique qu’il conserve en nous. Il faut aller à sa rencontre, nous dit Condello : « Partir de cette situation d’impossible rencontre, voir le loup en tant qu’invisible, en tant qu’il se dérobe toujours à nos regards parce que nous ne savons plus le voir, et parce que nous ne pouvons plus le voir comme nos ancêtres les voyaient, voir, dans son évanescence, sans présence insistante – peut-être est-ce là une piste pour enfin le retrouver. Le voir, en sachant que cela ne peut se faire qu’au prix d’une mise à distance des mythes, légendes, discours scientifiques, économiques, etc. sous lequel on a voulu ensevelir son hurlement lancinant. Entendre le véritable appel de la forêt. Alors peut-être pourrait-on parler avec lui, et non pour lui. Autant dire : ouvrir un nouveau monde. »

 

Pierre Vinclair ouvre un « corpus du loup » qui interroge sa place, tant dans le monde physique que dans nos représentations mentales, mais surtout, il lui consacre un espace proprement poétique. Partant de sa place dans l’histoire culturelle, il propose une redéfinition des proportions de cette figure animale centrale. Il commence par parler longuement, dans le détail, du très beau livre Lobo le loup d’Ernest Thomson Seton (1860-1946) paru dans la non moins belle collection « Biophilia » aux éditions Corti : œuvre d’un naturaliste, grand défenseur des espaces sauvages, qui posait les questions qui aujourd’hui nous obsèdent, que l’on peine parfois à formuler en ce début de XXIe siècle inquiet face à la destruction de son écosystème. Il présente ensuite longuement, avec beaucoup de précision les fables poétiques de Nikolaï Zabolotski traduites par Jean-Baptiste Para : Le loup toqué. Proche du grand poète Velimir Khlebnikov (ses œuvres complètes sont en cours d’édition chez Verdier), ses fables « enfreignent systématiquement la frontière du naturel et du culturel, des animaux et des humains, mais sans jamais tomber dans l’allégorie arraisonnante. Il s’agit plutôt pour lui de rappeler la présence des êtres vivants, ou de faire du poème un lieu où cette présence se perçoit soudain, s’anime, dans sa plus grande clarté ». Écriture « orphique », « carnavalesque », fantaisiste et inventive à souhait, offre une conjonction possible entre les êtres humains et la nature sauvage. On a grandement envie d’y aller voir de plus près.

 

Nikolaï Zabolotski

 

Vinclair revient finalement sur le livre de Sophie Loizeau Les Loups, paru lui aussi chez Corti, qui assumant une dimension chamanique, reprenant des traditions indiennes, intégrant cette figure à un cérémonial poétique. Il questionne le statut des loups de Loizeau, réels, imaginaires, percevant le travail de la poète comme une quête progressive qui reviendrait à surmonter une perte fondamentale. Tout ici est affaire de processus, vivant et poétique : « Le sauvage n’est donc pas à prendre ici comme l’envers péjoratif du civilisé — mais bien plutôt comme la condition générale qui unit tous les vivants », comme une sorte de rétablissement, comme la poésie en somme. Pour Laurent Albarracin qui publie un poème intitulé « Le remords du loup », la figure lupine ordonne une relation poétique, entre la menace et la liberté, quelque chose qui nous regarde, nous considère, nous revient. Ainsi, les loups,

 

qu’ils soient comme une attente dans les choses
une attente qui attente aux choses
qui les atteigne comme du bond où ils se tiennent
que les loups viennent
dans le regard des loups
dans le venir des loups

 

 

Hugo Pradelle

 

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