les Hommes sans Épaules : des voies poétiques

Souvent, les numéros des Hommes sans Épaules attirent par leur dossier, leur thème, le territoire qu’ils proposent d’explorer à ses lecteurs. On est enthousiasmé ou déçu, c’est selon. Peu importe d’ailleurs, au fond, que la poésie chilienne nous frappe singulièrement et que l’anthologie tahitienne nous laisse un peu froid. C’est la diversité des directions, la place offerte à des textes qui comptent. La manière dont il se combine avec des essais, des présentations toujours précises et informées. Il faut bien dire que c’est une revue qui s’apparente un peu à une ogresse. On n’y lésine pas sur la matière, sur les propositions. Il faut assurément une sacrée énergie, peut-être aussi un peu d’obstination, pour publier des volumes si variés.

 

 

Le 48e numéro propose un dossier comme toujours – ici consacré à l’écrivain surréaliste égyptien Georges Heinen. Journaliste à l’Express, à Jeune Afrique, il semble avoir quelque peu disparu de l’attention des lecteurs. Raison de plus pour s’attacher à une figure atypique et discrète. On y lira un portrait touchant d’un homme retenu, modeste, sous la plume assez douce d’Yves Bonnefoy, ou bien, et peut-on espérer meilleur éloge, ces lignes d’Henri Michaux qui le désigne comme un passant magnifique qui traverse le monde : « il aura vécu en se promenant dans la nature, la nature des hommes en société, des hommes de toute espèce, qu’en curieux il parcourait – les traversant sans les salir. Au-delà d’eux, il aspirait à rencontrer d’autres aventuriers de l’esprit. » Suivent un poème de Joyce Mansour, des textes d’Heinen lui-même, ainsi qu’une assez longue étude de Sarane Alexandrian disparu en 2009 dont le manifeste La poésie en jeu ouvre cette livraison de la revue.

 

Et c’est ce texte qui donne une tonalité au numéro, qui lui donne une direction. Car si on trouve des textes toujours aussi riches, depuis Breton, Éluard, Aragon, Péret, Soupault, mais aussi des études et des extraits de César Moro ou Roland Busselen, ainsi que les habituelles notes de lectures, une réflexion de Christophe Dauphin sur la peinture de Madeleine Novarina, c’est bien la question de ce qu’est le poème, la poésie, le rapport du poète avec le monde qui compte ! On lira ainsi les mots inauguraux du texte d’Alexandrian : « L’essence de la création littéraire se découvre à l’horizon de cette folle question : qui, du langage ou du silence, possède une existence autonome et que le surgissement de l’un ou de l’autre vient rompre ou troubler ? »

 

Ce sont les mêmes interrogations, à la croisée de l’intime et du monde social, comme mises en partage qui portent les textes inédits de Marie-Claire Bancquart que publient les Hommes sans Épaules. Elle écrit : « Essayer de parler, et si possible de faire sentir, selon ce décalage essentiel avec un usage paralysant de la langue et de l’existence, un poète ne peut rien d’autre. Mais son emportement est irremplaçable/ Il (elle) crie le cri, pour susciter d’autres cris. Et aussi d’autres amours, d’autres joies devant les choses. Il change, non sans doute la vie, mais les rapports avec la vie. » Ajoutant qu’elle écrit de la poésie parce que « ces idées, ces conduites, ces mots qui figent la pensée, on ne peut y répondre que par la poésie. Elle est tout le contraire : un emploi propre du mot propre, la mise en évidence d’une relation. »

 

 

Ce que dit Marie-Claire Bancquart relève d’une sorte particulière d’étonnement. Il s’y entend un d’enthousiasme lucide, une lutte dans la langue pour conserver un rapport émerveillé au réel, pour ne pas choir dans une déréliction stérile. Elle souhaite une poésie du sujet certes mais qui ne soit pas isolée, qui demeure ouverte, généreuse, accueillante. Il se trouve une liberté dans la langue et la poésie représente « un besoin vital, une énergie, un moyen d’‘être (un peu) là’ en approchant le monde. » Il se trouve que, bien souvent, cette exigence, ce désir, cette énergie, animent les revues, ceux qui les font, les portant en quelque sorte à se dépasser.

 

Hugo Pradelle