
« L’appel du fleuve », mais quel appel ? Le voyage, la contemplation, l’introspection. Dans ce numéro hors-série de 303 à la confluence des imaginaires, auteurs et illustrateurs racontent la Loire en bande-dessinée. Le fleuve y rencontre les tumultes du neuvième art, aussi soucieux de s’emparer de récits personnels que d’interroger les problématiques contemporaines les plus urgentes. À vélo, en voiture, à pied ou sur un bateau, chaque récit invite à (re)découvrir des espaces à la fois sauvages et mystérieusement familiers. La Loire devient alors une compagne de voyage au caractère complexe et imprévisible – silencieuse de jour, bruyante la nuit, mystérieuse dans la brume, inquiétante sous la pluie.
Le numéro s’ouvre sur une introduction à la notion de paysage par Maël Rannou, directeur des bibliothèques de Caen. Il y élargit la définition même de ce terme, qui semble souvent indissociable de « l’espace naturel » dans l’imaginaire commun. Lui le définit davantage comme « tout ce que l’on voit à travers quelque chose ». C’est-à-dire un point de vue, unique, transparent, modelant les espaces au gré d’une sensibilité propre à chaque scénariste. Voilà ce que la bande dessinée apporte à l’appréhension du paysage.
Dans « À Vélo », Mathis et Aurore Petit s’approprient la célèbre citation d’Héraclite : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Le cours d’eau, métaphore classique de l’existence humaine, illustre ainsi la notion de changement perpétuel. Écoulement continu par lequel le fleuve comme le voyageur qui pérégrine à ses côtés, évolue de manière inéluctable. Ces changements, 303 s’en accommode volontiers. À chaque auteur sa baignade, à chaque planche son paysage. Le fleuve lui même devient un paysage pluriel, ligne vive de périples solitaires, berceau de légendes spirituelles, réminiscences nostalgiques de souvenirs d’enfance. Avec plus de vingt bandes dessinées inédites, cette livraison met en lumière un formidable éventail d’univers narratifs dans toute leur richesse et leur pluralité. Non seulement la revue serpente de la non-fiction à la science-fiction en passant par le carnet de voyage, mais elle autorise aussi la rencontre des styles graphiques où la ligne claire côtoie aisément les aplats colorés.
Alors quels affluents irriguent ce dernier numéro ? Là encore, la ligne éditoriale réunit des contributeurs de divers horizons. Écrivains, illustrateurs, journalistes et plasticiens s’expriment sur leur rapport, plus ou moins intime, à la Loire. Seul mot d’ordre : pas de mots d’ordre, justement ! Libre à chacun de communiquer sa vision subjective du fleuve. Certains considèrent volontiers la Loire comme un marqueur d’identité, le « centre de gravité », qu’évoque Gwen de Bonneval, alors que d’autres n’en conservent qu’un souvenir lointain, une vague image mentale. Cette marge de manoeuvre entre familiarité et imaginaire renforce le charme de ce numéro où chaque récit dresse un nouveau portrait du cours d’eau mythique. La souplesse du cahier des charges implique néanmoins certains questionnements formels. Comment articuler des histoires si nombreuses et différentes dans un ensemble cohérent ? Comment donner à percevoir la singularité de chaque berge du fleuve sans endiguer son flux ? Et bien, grâce à des ponts, des passerelles érigées par les paroles des artistes telles une invitation à naviguer d’une bande dessinée à l’autre.
Il est ici question d’échange, d’auteur à lecteur, certes, mais également d’auteur à auteur. Quel plaisir, donc, d’assister aux retrouvailles de certains scénaristes loin d’être inconnus dans le paysage de la bande dessinée. Les mots de Stephane Melchior par exemple résonnent d’autant plus qu’ils illustrent son amitié de longue date avec Benjamin Bachelier, les deux ayant collaboré à l’adaptation de plusieurs ouvrages entre 2013 et 2023. Outre les réflexions qui ponctuent chaque récit, ce numéro donne lieu à plusieurs créations collectives, méandres d’interactions plastiques, de partage et de dialogue. Parmi elles, une « fabuleuse épopée », de Mathieu Demore et Anne Sophie Dumeige, expose le parcours d’une anguille se déplaçant en direction de l’océan. Ici, le fleuve constitue le décor d’une action, l’arrière plan d’un film continu. « Je n’ai pas imaginé la Loire , ni tenté de la décrire avec des sons pour créer ma B.D. L’anguille était le maître-mot, le fleuve était l’accessoire, pourtant, il est là, tout au long du récit », confie-t-il dans la série radiophonique Les voix du fleuve, proposée par les éditions 303. Ariane Hugues et Sébastien Rochard, ou encore Nina Lechartier et Henri Landré, se livrent également à l’exercice d’une création à quatre mains.
Si les noms de lieux cités dans ce numéro ne manqueront pas d’évoquer des souvenirs familiers aux locaux des pays de la Loire, 303 déploie donc des espaces beaucoup plus vastes. Vastes par le format de la revue lui-même. Cet imposant 22,5 X 30 cm de plus de 220 pages ne saurait s’adapter à la tenue à une main permise par un format poche. Et pour cause, L’appel du fleuve invite davantage à s’arrêter, prendre le temps de rêver et renouer, à travers ce voyage, avec ce que Maël Rannou Appelle poétiquement notre « géographie intime ».
Agathe Berthier
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