Les lecteurs sont une espèce carnivore

 

 

La Femelle du requin est une revue coupée en deux. Un scindement entre deux œuvres, deux corpus, deux univers, deux noms. Œuvre critique bicéphale sur des écrivains, leurs univers, les sources de leur travail, leurs manières, leurs idées. Sur les échos – ou les contradictions – qui s’y découvrent, en parallèle en quelque sorte. C’est que La Femelle… est aussi Janus. Quelques exemples de duos qui structurent les sommaires bifides de la revue : Juan Marsé & Maurice Pons, Patrick Chamoiseau & Alan Pauls, Russell Banks & Bernardo Carvalho, Annie Ernaux & Eddy L. Harris, Lídia Jorge & Mario Bellatin, Antoine Volodine & Éric Vuillard… Les modalités de ces assemblages de lectures ont bien souvent un parfum de mystère. Tantôt, on y perçoit une relation de proximité, on écrirait d’évidence presque, tantôt des contradictions, des revanches. Parfois aussi du hasard, des disponibilités, car les revues y obéissent bien souvent.

 

En tout cas, on entend quelque chose de nos bibliothèques intérieures à la lecture des sommaires de cette revue qui dure et qui s’obstine à prendre un temps critique. Et à appuyer cette temporalité de la lecture informée à la parole même des écrivains. La Femelle du requin se nourrit de leurs mots , tourne autour d’eux comme des proies, des corps pris dans une immensité. Eh oui, les lecteurs sont une espèce carnivore, dévoratrice ! Bienveillante, généreuse aussi ! Et la « meute » qui anime cette revue travaille beaucoup, prend du temps, s’instille dans une œuvre. Leurs lectures sont familières, précises, justes. Ce sont des lecteurs en eaux profondes.

 

© Le Femelle du requin

 

Chaque numéro se partage en deux sections chacune consacrée à un écrivain singulier et centrée sur un entretien de belle ampleur, situé, collectif. Il y a des exceptions avec sommaire à trois ou qui porte sur un seul écrivain, mais c’est fort rare. Et autour de ces conversations qui prennent en compte des œuvres considérées comme des ensembles dans lesquels on circule par la parole, se déploient des textes critiques qui nourrissent les entretiens ou les complètent. Mais aussi des textes des écrivains eux-mêmes et un cahier de création en ouverture. Il s’y conforme une constellation de lectures diverses, corpusculaires. On y découvre des idées, des formes, on y confirme des intuitions, on y reconnaît sa lecture propre, ses mouvements. Car les entretiens de La Femelle du requin ont cette immense qualité de prendre le temps, de ne pas jargonner, d’être vivants comme des lectures confraternelles.

 

Leur dernier numéro, le 56e, s’attaque à deux écrivains importants. D’un côté Mathias Énard, écrivain ogresque et érudit, expérimentateur, généreux. L’entretien centré autour de l’idée de guerre, ô combien actuelle malheureusement, explore les livres de l’écrivain phare d’Actes Sud, depuis Zone et La Perfection du tir, de Boussole ou Le Banquet annuel de la Confrérie des fossoyeurs, en passant par la bande dessinée, le cinéma, la politique… On retrouve dans ces échanges la richesse d’une œuvre, les expériences tentées par le romancier, la faconde, la diversité de son univers… Comme souvent cela déborde un peu, mais on est emporté quand même. Mais c’est « l’autre côté » qui passionne. Une longue conversation avec un écrivain d’une grande sensibilité et d’une rigueur frappante, Jean-Baptiste Del Amo, dont l’œuvre depuis Une éducation libertine et jusqu’à Le Fils de l’homme ne fait que gagner en force, en cohérence.

 

 

On y plonge dans une œuvre hantée par des motifs, des images, des gestes, des corps qui remontent aux sources de l’existence d’un écrivain. Tout entier construit autour de la transmission – de la biographie, de la violence, du milieu, des livres –, on y découvre la manière dont Del Amo conçoit a posteriori son travail, son évolution, sa plongée vers une langue qui montre, désigne. Au gré d’une conversation dont on perçoit la douceur de manière presque étrange, on revient à la façon dont l’écrivain cartographie ses obsessions, ses « motifs constitutifs », son rapport sensitif avec la langue et les textes, qui relève d’une éducation, « de l’apprentissage sensoriel, sensuel, et poétique ». Il y explique d’où il vient, son parcours de lecteur, confie les écrivains qui lui ont fait découvrir la « force de frappe » de la littérature : William Faulkner, Charles Baudelaire, Cormac McCarthy, Pierre Guyotat, Stephen King, Virginia Woolf, Franz Kafka… On comprend un parcours créatif, la manière dont l’écrivain se détache de la psychologie pour plonger dans une expérience de la langue même, de sa durée. On est frappé par une forme de candeur chez Del Amo, de modestie et de précision dans ses réponses. C’est franc, blessé, tendre aussi. On y perçoit une lutte avec les dominations diverses qui nous empêchent, sur la transmission des violences qui nous sont faites. Et, plus l’entretien avance, plus on perçoit que l’écrivain s’en libère peu à peu, que c’est ce mouvement émancipateur qui l’anime, le porte.

 

Del Amo raconte finalement une sorte de « vertige » qui le saisit, comme il saisit ses personnages. On aura grand plaisir à découvrir son univers, son parcours, cette sorte d’authenticité rare. Et c’est l’une des qualités majeures de La Femelle du requin que de rendre cette parole possible, de lui donner l’espace, le temps, d’exister. Et de transmettre et ces univers, ces lectures, des œuvres, mais la manière dont on vit, tous les lecteurs, avec ces corpus en soi-même, habités par les uns et les autres, hantés. Cette revue, très bien illustrée disons-le en passant, offre un abri, un refuge. On y lit, on y entend des écrivains, on y partage des passions, des désirs. C’est que La Femelle du requin ne dévore finalement ni les livres ni les écrivains, elle partage ses appétits !

 

Hugo Pradelle