Les nouvelles origines de l’inégalité. Revue du Crieur, no 11

Du temps qu’il était chansonnier et poète surréaliste, Léo Malet faisait chauffer la marmite en étant crieur de journaux. C’était un des métiers pittoresques du temps jadis. Le futur créateur de Nestor Burma y exerça son talent en lançant de tonitruants « Demandez Pourri-soir, le journal du tous-pourris ». C’était les années 1930, notre époque-miroir préférée. À de rares exceptions près, le métier de Crieur a disparu. Sa silhouette pourtant se perpétuait sur quelques livres, ceux publiés par François Maspero. Lorsque, sous la houlette de François Gèze, les éditions François Maspero devinrent La Découverte – le crieur a continué sa vie de papier. Il a investi la toile avec Mediapart dont il devint le symbole. En 2015, La Découverte et Mediapart ont lancé la Revue du Crieur proposant un « journalisme d’idées », des controverses, des débats, un « point de vue critique sur le monde intellectuel » et, last but not least, des « enquêtes sur les idées et la culture ». En bref : le contraire exact de l’infotainment, de l’infox, du direct live, de l’info en continu tous ces « bruits de bouches » dont on peut observer chaque jour le caractère particulièrement nuisible pour la qualité de l’information, le niveau du débat et par conséquent pour la démocratie.

 

« Comment changer le cours de l’histoire » proclamait le numéro imprimé en octobre 2018 – livraison dont le sommaire pourra sans doute paraître annonciateur de la séquence historique dans laquelle nous sommes plongés. La question de l’égalité y occupe en effet une place centrale au travers de l’article de l’anthropologue libertaire de la London School of economics David Graeber et de l’archéologue du London University College David Wengrow. S’opposant à la vision rousseauiste des origines de l’inégalité, les deux auteurs avancent l’idée d’un enracinement de l’inégalité dans les petites communautés et les relations à petite échelle, au cœur des familles (relation de genre, de groupe d’âge, de servitude domestique). Récusant le grand récit d’inspiration rousseauiste, ils invitent à le repenser et à « réfléchir à ce que pourrait être une version non-biblique de l’histoire de l’humanité ». Plusieurs intellectuels ont été invités à réagir à cet article initialement paru en mars 2018 en anglais, sur le site Eurozine. L’archéologue Jean-Paul Demoule souligne que, tout en s’inscrivant « dans la lignée de Clastres », les auteurs posent surtout la question des « origines des blocages de nos sociétés contemporaines dans lesquelles les inégalités n’ont jamais été aussi considérables ». La philosophe Irène Pereira inscrit cette contribution dans les perspectives de la pensée anarchiste et trace un parallèle intéressant avec les théories de John Zerzan (voir à ce sujet notre recension du Naturien). Enfin, dans un entretien, l’anthropologue Emmanuel Todd, livre sa réaction – dont on regrettera le caractère rapide – : se trouve chez Graeber et Wendrow une réflexion propre à interroger en profondeur son grand livre sur L’Origine des systèmes familiaux.

 

Ce numéro de la Revue du crieur offre aussi de vraies enquêtes et réflexions sur les friches culturelles (Mickaël Correia), le festival Burning man (Olivier Alexandre et Ludovic Ismaël) ou le vice-président américain Mike Pence (Mathieu Magnaudeix) ; Lise Wajeman propose un essai stimulant sur « ce que peut (encore) la littérature ».

 

Face aux mutations numériques et à la tyrannie d’un présent omniprésent, la revue demeure le bon objet, le support le mieux adapté pour offrir de véritables analyses avec la profondeur de vue et la distance critique nécessaires à l’exercice du jugement et au débat démocratique.

Crions-le, proclamons-le encore et encore !

 

François Bordes

 

La Revue du Crieur. Enquête sur les idées et la culture, no 11, octobre 2018