Les portraits de l’estuaire

 

La reproduction interdite par René Magritte (1937)

 

Le 173numéro d’estuaire est consacré au portrait. C’est risqué, se dirait-on. Comment ne pas choir dans le fourre-tout ou dans le cliché, comment éviter le banal, la redite ? On se souvient de Michel Leiris s’observant avec une attention impitoyable au début de L’Âge d’homme. On connaît les portraits fascinants des poètes de la Renaissance et plus tôt des poètes courtois du moyen-âge. On a dans l’esprit quelques hommages poétiques, quelques portraits de circonstance. Comme dans la mémoire, on retrouve des férocités de Saint-Simon ou des pages inoubliables des Oraisons de Bossuet.

 

Il y a une tradition. Mais plus que cela, le portrait appelle l’image, la peinture, la photographie, d’autres formes de saisissement. Dans leurs textes liminaires, les animateurs d’estuaire insistent sur la relation qui s’instaure dans le portrait, le va-et-vient entre un sujet et son objet, cette manière de reflet permanent qui en empêche la définition en quelque sorte. Les contributions poétiques rassemblées dans cette livraison semblent y répondre, toutes depuis des figures féminines, de très jeunes poètes, la majorité d’entre elles étant nées dans les années 80 et 90. On parle de soi, on raconte l’autre, on se distribue, comme on distribue un discours. Tous les textes semblent tourner autour de cette nécessité de rendre présent dans le portrait – de soi comme des autres.

 

On s’adresse, on se commente, on s’exhibe. Ce qui doit être exprimé dans le portrait, ce qui y prend forme, nous disent ces poètes, c’est l’impossible nomination de la forme de l’être qui demeure insaisissable, indicible. C’est cette tension, cet écart qu’elles travaillent, tendent, expriment.

 

 

Ainsi Ariane Audet, poète et photographe, écrit, en anglais directement :

 

to the life that’s

here

the isolated incident the excitement the ones

who looked away there is no way – no

way –

you are carrying a parcel from hell arms up dusting old tales frome the

                  mother you use to

be tangled in tubes uncomfortable so to speak

tomorrow you’ll say

I am a running out of tears of air too late for me to strand there or here

numb eye perfect –

perfect but not alive

 

Le portrait est un instant, une fulgurance, quelque chose qui se perd, vite. Il impose une focale et organise un instant poétique. Ce qui est passionnant, malgré la fadeur ou le côté un peu verbeux de certaines contributions, c’est bien la réflexion qui se mène dans ces textes sur leurs formes propres, sur la durée singulière de la langue poétique. Dans le portrait, on parle de soi dans l’autre, on se dit dans l’autre, on revient à l’autre qui est nous en quelque sorte. Et on fait une pause sur cet état-là que le langage abime toujours – c’est pourquoi on les recommence sans fin. Le poème-portrait se nie, se détruit en s’écrivant. Dans ce sens, on lira avec un grand intérêt les poèmes de Laurence Veilleux (née en 1994) qui sont parmi les plus forts du volume. Lorsqu’elle vient au portrait, elle revient à ce qui lui est antérieur, la mère, à ce regard qui se renverse, qui profère l’intimité la plus absolue, ce qui ne se regarde pas, ne se dit pas et que, pourtant, le poème dit :

 

Je prouve sans cesse la légitimité de mon visage

 

m’accroche à une poignée

voudrais m’accrocher aux nœuds de ma mère

 

je comprends mal

ce qui permet aux doigts d’avancer

 

de toute façon

je détruis ce que je peux

je ne regarde pas ma vulve

 

n’ai jamais regardé là

 

Hugo Pradelle