L’histoire en son miroir : les Annales, autoportrait d’une revue

 

« Encore un périodique, et qui plus est, un périodique d’histoire économique et sociale ? », écrivaient Marc Bloch et Lucien Febvre en 1929 dans l’éditorial du premier numéro de la revue qui s’intitulait alors Annales d’histoire économique et sociale. Aujourd’hui, à l’approche de leur centenaire, les Annales publient un numéro en forme de bilan et perspectives où l’on peut notamment retrouver une sélection des grands éditos qui ont marqué les tournants et évolutions de la revue. Ainsi en 1979, celui du cinquantenaire : « L’histoire doit déranger ».

 

« L’histoire qui dérange, c’est celle qui fait comprendre, celle qui produit de l’intelligible, non celle qui commémore, car la mémoire n’est rien si elle n’autorise pas un travail critique. »

 

Dénonçant « l’identification nostalgique » à une « histoire édifiante » destinée à former des citoyens et des soldats, le texte souligne – déjà – une tendance lourde : « Face à des temps incertains, difficiles, la France se réenracine ». Devant cette tentation illusoire, l’histoire n’a pas à « réciter le réel ». Comme toutes les sciences sociales, « elle doit au contraire construire ses objets ». C’est l’ambition initiale, constamment renouvelée par les générations successives d’historiens qui ont piloté le collectif à l’œuvre dans cette revue, ouvrant sans cesse de nombreux territoires à la recherche, dans un esprit transdisciplinaire. Tout en réfléchissant les évolutions épistémologiques dans les sciences sociales : l’édito du « tournant critique » de 1988 en fait le constat.

 

« Les paradigmes dominants, que l’on allait chercher dans les marxismes ou dans les structuralismes, aussi bien que dans les usages confiants de la quantification, perdent de leurs capacités structurantes, quand se développe, dans une atmosphère de ‘retour de Chine’, une méfiance simpliste devant toutes les idéologies. »

 

« Le moment est venu de rebattre les cartes »

 

Dans la fidélité à l’ambition initiale, le programme ouvre de nouvelles perspectives, notamment sur les échelles temporelles, de la micro-histoire à la longue durée, « une gymnastique intellectuelle salutaire » après « une longue période d’attention exclusive aux processus globaux et aux structures d’ensemble ».

 

« De l’individu au groupe et à la société, du local au global, comment assurer l’articulation entre les niveaux d’observation et définir les modalités des généralisations nécessaires ? »

 

Le texte suggère aussi d’ouvrir des « fronts neufs » dans la transdisciplinarité : l’histoire de l’art ou des sciences, la critique littéraire ou la socio-linguistique, la philosophie politique… Et il en appelle à la confrontation avec les sciences sociales : « Quel usage font aujourd’hui de l’histoire l’anthropologue, le philosophe, le sociologue ? » Tout en sollicitant les débats « à l’étranger », où l’on tente de répondre aux mêmes questions sous d’autres formes.

 

Une tradition d’innovation

 

Les échanges avec d’autres courants historiques dans le monde – global ou post-colonial studies, science and technology, gender, cultural studies… – et les revues qui les abritent sont une caractéristique des Annales. Dans ce numéro, la section « Vues d’ailleurs » rassemble des textes qui témoignent aussi de l’audience internationale d’une revue désormais également publiée en anglais par Cambridge University Press. Christoph Conrad, de l’université de Genève, relève des « thématiques transversales » communes : ainsi, ce qu’on appelle aujourd’hui l’« histoire globale » est pratiquée dans les Annales depuis la direction de Fernand Braudel, avec ces dernières décennies « une très forte présence de recherches sur des aires culturelles larges, comme les empires coloniaux et, plus généralement, sur tout ce que l’on nomme, faute de mieux, l’histoire extra-européenne ». À cet égard, Ethan Kleinberg, de Wesleyan University, souligne que dans les dernières années, « la revue semble avoir exploité tous ses « styles » antérieurs, ce qui ressemble à un retour à la vocation interdisciplinaire des origines ». Et il célèbre la grande diversité des sujets traités : qu’il suffise de consulter « la table des matières de n’importe quel numéro paru depuis 2010 », comme, par exemple, l’une des livraisons de l’année 2013, avec un essai sur l’« Humanisme », puis une série d’articles sur les « Cultures politiques en Italie » du XVIe au XIXsiècle, et enfin un dossier consacré aux « Théories économiques et sciences sociales ».

 

« Les Annales sont la revue par excellence qui, en tant que communauté scientifique, encourage l’innovation, l’expérimentation et la discussion. »

 

C’est pourquoi le rédacteur en chef de la revue américaine History and Theory estime qu’aujourd’hui, « les Annales gagneraient à exploiter les possibilités qu’offre l’édition digitale de manière plus exhaustive et plus combative ».

 

De l’autre côté du miroir

 

Ce numéro-bilan s’ouvre sur une large section consacrée aux programmes et méthodes promus par la revue tout au long de son histoire. Le rapport critique aux documents et aux « sources », la question de l’écriture de l’histoire, celle des échelles de temps et d’espace, mais aussi l’histoire matérielle de la revue, les défis de la collégialité au sein d’un « bureau » composé de fortes personnalités intellectuelles, tous les articles détaillés donnent couleurs et reliefs à cet « autoportrait ». Ils sont signés collectivement « Les Annales », ce qui illustre l’importance du collectif qui n’a cessé de se renforcer depuis les débuts. La question de savoir s’il y a une « école » des Annales y est posée, un terme auquel on préfère celui de « style », même si « les Annales offrent le cas unique d’une revue scientifique précédant, voire suscitant l’existence de l’institution de recherche qui l’abrite », l’EHESS, née de la création d’une nouvelle section de l’École pratique des Hautes Études par Lucien Febvre en 1949, consacrée aux sciences sociales. Et c’est sans doute l’édito de 1989, « Tentons l’expérience » qui définit le mieux la nature de ce « style ».

 

« Le savoir historique ne progresse pas par totalisation mais, pour user de métaphores photographiques, par déplacement de l’objectif et par variation de la focale. »

 

 

Jacques Munier