L’incroyable “Jim Shaw”

Un conseil préliminaire avant d’entamer la lecture de cette deuxième livraison de L’incroyable consacrée à Jim Shaw. Vissez des écouteurs à vos oreilles et lancez un morceau des Stooges tiré de l’album Fun house (1970). Puis, hurlez à vous époumoner : « I feel alright ! » Après quelques minutes de cet exercice roboratif, il est probable que vous serez dans les meilleures dispositions pour lire ce numéro avec dans les yeux cette même lueur de béatitude que le jeune Jim Shaw sur la couverture en papier glacé de la revue.

 

Première question bien légitime : mais qui donc est Jim Shaw ? Levons toute ambiguïté. Sauf à être très versé dans l’art de la côte ouest des États-Unis, et plus précisément celui de la scène californienne des années 80, il est permis d’ignorer ce nom. Jim Shaw est un artiste né en 1952 à Midland (Michigan), dont le travail recycle les standards de la culture populaire américaine, toute cette sous-culture de masse qui embrasse les pulps, les séries B, les films d’horreur à grandes giclées d’hémoglobine, ainsi que l’imagerie religieuse millénariste.

 

 

Un article de Doug Harvey balise le territoire de la recherche esthétique de Jim Shaw : « théories scientifiques fumeuses, religions borderline et culture adolescente » (p. 35).

 

Puisqu’à chaque livraison L’incroyable entend reconstituer, à partir d’une personnalité paradigmatique, ce moment privilégié de doutes féconds qu’on appelle l’adolescence, la trajectoire de Jim Shaw entre les années 50 et 70 permet d’entrer de plain-pied dans l’Amérique dark side.

 

La force de cette revue tient certainement à ses longs entretiens à bâtons rompus, à commencer par celui entre Philippe Aronson, Clothilde Viannay (rédactrice en chef) et Jim Shaw lui-même, réalisé à Los Angeles en mars 2016.

 

À l’instar de Mike Kelley (1954-2012), son camarade à la CalArts (Los Angeles), Jim Shaw commence son parcours personnel par une prise de conscience radicale : « L’art est un truc du passé. Il nous a paru logique de monter un groupe. »

 

On ne s’étonnera donc pas s’il est souvent ici question de musique. Le premier souvenir évoqué par Jim Shaw est d’ailleurs significatif : un concert de Jimi Hendrix et Softmachine à Flint, une grande ville sinistrée ayant connu un destin semblable à Detroit, à la suite de la fermeture des usines General Motors.

 

Jim Shaw appartient à ce moment de l’histoire où la musique rock devient le cadre propice aux expérimentations les plus inouïes ayant pour ambition d’inventer une nouvelle synthèse entre les arts. Avec Cary Loren, Niagara et Mike Kelley, il va être à l’origine du groupe Destroy All Monsters. Selon les rédacteurs de L’Incroyable ce groupe se définit d’abord par la négative : « anti-rock, anti-pop, anti-paroliers ». Est-ce clair ? Précisons : « Leur musique est noise, brutale et psychédélique » (p. 46). En ce milieu des années 70, Destroy All Monsters est soucieux de documenter le plus largement possible son expérience en organisant non seulement des concerts, mais aussi en créant des affiches, des collages, des magazines, des photographies…

 

 

Lors de son entretien, Jim Shaw ne manque pas de souligner un fait primordial pour comprendre cette génération frénétique : « la culture de la jeunesse était surtout unifiée par la peur de la conscription. Tous les garçons étaient menacés d’être appelés sous les drapeaux, ce qui aurait signé ma mort à coup sûr. Avec la fin de la conscription, l’unité du mouvement de la jeunesse s’est défaite. » (p. 20)

 

Cette perspective traumatisante a produit aux États-Unis des effets analogues à ce qu’a été la Première Guerre mondiale pour la vieille Europe, qui accouche du mouvement dada dans un grand souffle anarchisant allant de Zurich à Berlin et au delà.

 

Lecteur de William S. Burroughs, Jim Shaw était trop jeune pour être hippie et trop vieux pour être punk ; sa génération interstitielle est ici dénommée proto-punk. Disons, pour utiliser le concept mis en circulation par Theodor Rozsak en 1969, qu’il évoluait en pleine « contre-culture », c’est-à-dire dans un mouvement radical de critique anti-technocratique.

 

À ce jour, Jim Shaw poursuit ses recherches entamées au cours des années 70 sur les nouveaux courants religieux ayant séduit beaucoup d’anciens hippies. D’où le dossier sur le satanisme, les croyances transhumanistes ou les autres courants apocalyptiques.

 

La revue s’achève sur une utile discographie proto-punk du Velvet Underground à Devo en passant par MC5, Alice Cooper ou Père Ubu.

 

Pour prolonger ce moment contre-culturel de l’adolescence, relancez la musique : « I feel alright ».

 

Jérôme Duwa