L’Intranquille n° 20

 

 

 

Quel drôle de corps que cette Intranquille saluée en liminaire pour son vingtième numéro et ses 10 ans par un poème de Julien Blaine ! Corps frénétique qui nous accueille avec le magnifique photographe Duane Michals « phoète » nous dit-il de lui, dans l’entretien réalisé par Carole Naggar, l’artiste de 87 ans à l’œuvre sensuelle et onirique. Après avoir marqué un bref arrêt dans l’atelier de la typographe Eugénie Favre, créatrice de polices (BlackJack, ViewWriter…), la revue, plus avant dans son cours, nous entraîne parmi les traits du caricaturiste franco-burkinabé Damien Glez au dessin élégamment acerbe, dont le raffinement s’engage au cœur du monde.

 

Dans sa course cependant, c’est dans le poème, ses buissonnements, la variété de ses essences et de ses langues que la revue déploie tout son souffle. Trois poètes scandinaves marquent l’orée : la danoise Charlotte Vaillot Knudsenn puis, traduits par Marie Hélène Archambeaud, elle-même poète, deux suédois, Maja Thrane et Erik Bergqvist (« Framboises  baies silencieuses./ On les défait avec une sorte de regret./ Deux  trois  cinq au creux des mains, on sent/les muscles se détendre  la bouche grande ouverte on les/gobe à la volée./ À n’en plus savoir quel/âge on a. ») avant que L’Intranquille n’explose en une « révolution végétale » bariolée de formes et de senteurs puissantes : un prélude photographique de Pierre Vinclair, un dégagement oulipien dans le sillage d’Italo Calvino par Paul Fournel, un taillis visuel de Philippe Boisnard, une délicieuse et féroce fantaisie de Tristan Félix : «  Il végétait. Il prenait même racine dans l’idée vague mais profondément enfouie qu’il mucilaginait, licénifiait, résinait, saponifiait, glucosait, phytormonisait » et ça se finira mal… Citons encore Laurent Grison (« les rhizomes ont /l’étrange beauté/ sinueuse du hasard »), le long poème de Céline de Saer (« comme une rame, comme une trame, chlorophylle pigmente nos bleus à lame/façonne la matière de nos feuilles–antennes, signaux »), Maxime H. Pascal (« je cherche une perspective laurier puis acanthes romarin. Ils ne peuvent rien pour Pline sauf périr simultanément et revenir par le vent disposé »), Douna Loup (« du ciel sortent des épalodes et de partout ça se verdure je pousse […] ») ou encore Clémence Bobillot dont il faudrait pouvoir faire entendre la langue inventive pour épouser le destin de son Marx…

 

Ainsi L’Intranquille foisonne mais elle n’est pas pour autant rassasiée : ce sont encore 11 poètes – 7 femmes/4 hommes, déployés selon un bel éventail des âges, les 83 ans de Claude Minière donnant la main aux 19 de Marianne Martin – avec qui elle nous invite à prolonger son cours aventureux. La revue n’aime rien tant que les découvertes, les voix risquées, les embardées langagières. Publier pour s’étonner encore, se surprendre. Elle se fait balancier entre signe de reconnaissance et banc d’essai.

 

Et au cœur de cette forêt de textes, dans la touffeur d’un paysage accidenté, paraît un chêne plus que centenaire, George Orwell pour un long extrait de Dans la dèche à Paris, réflexions sur la vie de plongeur dans un grand hôtel, qui résonne âprement en nos temps de détresses confinées où seuls les boulots subalternes dit-on et méprisés ont fait battre la vie de la Cité.

 

Toute de déplacements et de fringales, L’Intranquille n’usurpe pas son nom : 10 ans, l’âge de sa déraison.

 

 

Vincent Dunois