Décrire l’imprononçable

 

 

l’ochju fait partie des exceptions qui entrent à l’annuaire d’Ent’revues avant la sortie d’un premier numéro : sûre d’être imprimée pour cette échéance, elle s’est inscrite au Salon de la revue 2025 dès le printemps.

 

Une adresse parisienne, une structure – Étoile-Type Éditions – au nom peu explicite : le mystère régnait quant à sa nature, son projet. Et qu’est-ce que cela signifie ? Les préparatifs du salon ont différé une recherche sur la toile, à la recherche d’un sens. Et d’une prononciation.

 

C’est en accueillant au salon Luce Giorgi, l’éditrice, accompagnée de Léon Tongwei Haouzi, que ces lettres prirent vie, dans une sonorité glissant sur la langue, sans rien de guttural, de rauque, faisant penser aux nuances délicates de langues asiatiques : [‘ocu]. Le patronyme sus-cité serait-il un indice ?

 

Observons la revue, définissons sa singularité d’objet de 36 pages agrafées sous une couverture d’un jaune très lumineux.

 

Comment dire sa forme ? L’héraldique ne nous aide pas à décrire cette revue imprimée en planches rectangulaires, avant que les angles extérieurs ne soient largement massicotés, définissant un hexagone atypique dans la production éditoriale.

 

Tout est simple, élégant. Trois fontes sont mises à contribution, dont Avara pour le titre en minuscules. Le nom de la maison d’édition, Étoile-Type, est accompagné d’un logo : un idéogramme ? Titre et signatures s’ornent d’une coquetterie gracieuse, sinueuse, nous plaçant dans l’aquatique. Ainsi, le sous-titre énonce :

« des îles                      comme mille soleils rouges ».

 

Luce Giorgi nous accueille par deux premières pages qui déflorent à peine le mystère (l’ochju est une prière mystérieuse), et incitent au voyage, emmenés par quatre artistes invités. Voyage, topographie, eaux, insularité, parcourir ou rêver, au gré des lieux – Saint-Pierre-et-Miquelon, Chine, la Réunion… la Corse. Des langues.

 

Entrons. Mattea Riu d’emblée fait résonner la langue corse, en un court poème bien nommé, « Isuletta », où s’expriment l’enfance et le rêve, l’intime et la fragilité de cette « petite île » (non, je ne lis pas le corse, ai compris quelques lignes – racines latines – : une traduction nous est offerte à la page suivante).

 

 

Puis dans un texte adulte, on conduit la voiture de maman dans un paysage où la carte postale s’abime de grandes surfaces, les souvenirs d’enfance se heurtent aux affiches politiques, les vieilles voisines n’empêchent pas la violence des hommes. Les bombes, Airbnb, les attentats. La mort. Et « Le Sud » de Nino Ferrer.

 

Haitian Chen, à présent, nous donne un début d’explication à une démarche de création : c’est par le regard, par la fenêtre mentale, qu’il observe, s’exprime, c’est grâce à lui que les mots émanent (émergent). Ce préambule introduit six pages de courts poèmes qui garderont une part de mystère : des blocs d’idéogrammes chinois succèdent à des tercets, haïkus irréguliers qui expriment l’espace, le paysage, l’enfance ; les mots (les noms), le temps, le voyage.

 

Dix pages bruissent ensuite des éléments déchaînés qui frappent la Réunion. L’eau, ce sont les pluies torrentielles, les inondations jusqu’aux genoux. Le calme trompeur de l’œil du cyclone. La dévastation, les dégâts, reliques. Les solidarités aussi, la famille. La chaleur d’une maison. La douceur d’un voilier (avant la prochaine tempête). Ce sont les poèmes de Raphaëlle Von Knebel, qui finissent sur un sourire.

 

Deux pages terminent cette édition, un liminaire paradoxal, en page 33, qui redit les intentions – tenues –, de ce beau projet, et l’ours qui rappelle qu’une revue est un collectif, une addition de talents, un travail d’équipe. Et puis… non, ce n’est pas fini.

 

Avant de refermer cette couverture orangée, un cadeau vous est fait. Une œuvre de Delphine Bachelard, la quatrième artiste, vous est offerte. « ces fragments de vie étaient devenus des mirages », image moins simple qu’il n’y paraît, carte postale envoyée d’un rivage ilien, amovible. Elle s’insère par deux coins collés comme dans un album : vous voilà en famille.

 

Yannick Kéravec