L’Ukraine, an II

 

Comment parler d’une guerre qui ne devait durer que quelques semaines, qui entre maintenant dans sa deuxième année ? La revue Esprit propose ce mois de mars un dossier qui aborde cette question d’une manière nouvelle. Certes la géopolitique et les expertises militaires sont nécessaires, mais pas suffisantes. La revue se situe dans la continuité du souhait exprimé par le philosophe ukrainien Constantin Sigov, dans son numéro paru il y a un an, dès le début des combats : « dire le vrai ».  Aujourd’hui, selon les coordonnateurs du dossier, Hamit Bozardan de la rédaction et Anne-Lorraine Bujon sa directrice, il ne s’agit plus d’accumuler les expertises pour comprendre, il faut « regarder la guerre en face ». C’est-à-dire s’attacher particulièrement à sa « nature » et à ses « formes précises ».

 

 

C’est pourquoi, en plus d’excellentes contributions sur des thèmes généralement traités dans ce genre de dossier, ce numéro d’Esprit nous donne l’occasion de lire deux contributions passionnantes qui éclairent le vécu concret de la guerre, des combats, des persécutions et destructions, disent comment les deux sociétés les perçoivent ou les nient. Elles nous placent face à une guerre réelle telle que nous n’en avons pas vécue en France depuis 1945.

 

Ainsi, l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau, spécialiste de la Première guerre mondiale, également observateur de conflits récents (Rwanda, ex-Yougoslavie, Syrie), auteur notamment de Combattre. Une anthropologie historique de la guerre moderne, (Seuil, 2008), s’adresse d’abord à « notre intériorisation profonde de la déprise de la guerre en Europe occidentale ». Il note une « sorte d’insouciance collective » qui s’est perpétuée malgré l’attaque russe, il lui oppose l’attention à trois questions insuffisamment évoquées. D’abord, celle de la rationalité dans la compréhension du cours des événements : en temps de guerre elle « n’a pas de rapport avec celle du temps de paix ». On l’a vu dans le comportement de Poutine, l’attaque de l’Ukraine semblait irrationnelle à la plupart des observateurs. Or, dit Audoin-Rouzeau, « avec la guerre tout a bougé » et Poutine est dans un temps de guerre depuis 2014 et l’annexion de la Crimée. Deuxièmement, nous sommes devant une guerre moderne. Non pas seulement à cause des armes utilisées, surtout par le fait  qu’elle « tend à se diriger vers les populations désarmées : la frontière s’est faite si poreuse entre celles-ci et la population en armes que la totalité de la société adverse représente désormais l’ennemi. C’est ainsi que les exactions russes ne se sont pas produites du fait d’une progressive montée aux extrêmes du conflit, mais immédiatement, dès l’invasion de la zone autour de Kiev. » Enfin, l’historien met en lumière le rôle du « consentement à la guerre ». Il est très fort en Ukraine où il s’adosse à une « résolution véritable », cet élan patriotique rapporté par tous les journalistes. Il existe aussi en Russie tout en étant « plus proche d’une certaine forme de résignation que d’un soutien véritable ». Les refus du conflit demeurent marginaux. Les objectifs de guerre ont varié  même si on peut observer « les efforts du pouvoir pour susciter une culture de guerre, autour de l’idée d’une Russie menacée (et donc, elle aussi, en situation défensive) ».

 

 

C’est d’ailleurs ce que discute dans un long entretien, Anna Colin Lebedev, excellente connaisseuse des deux sociétés. Elle a publié récemment Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique (Seuil, 2022), un ouvrage qui montre justement comment les sociétés ukrainienne et russe se sont inscrites dans l’horizon de la guerre. Elle établit un « continuum entre consentement à la guerre et combat sous contrainte, et envisage à partir de là une multitude de positionnements possibles des combattants et des civils face à la guerre. » Avec cette nuance, tout de même, que pour l’instant les combats et destructions ont lieu en territoire ukrainien. Les Ukrainiens vivent « une situation où la guerre a bouleversé la totalité du tissu social et des activités, avec les déplacements de population, les destructions, les difficultés d’accès aux biens et services. » La société connaît une grande « transfiguration » Tandis que du côté russe, « on peut penser que le quotidien, les hiérarchies sociales ont été peu bouleversées. » Que les dimensions « contraintes » sont plus grandes que le consensus, car dans une société fermée, « c’est l’État et non la société qui donne le tempo, qui impulse une certaine manière de vivre la guerre. » Colin Lebedev tente toutefois d’évaluer l’impact dans la population des différents tournants, notamment celui de la mobilisation qui « a tout changé » en faisant entrer la guerre « dans chaque foyer. » C’est délicat car « les Russes n’ont pas conscience de l’ampleur des pertes humaines », comme au temps de la guerre en Afghanistan, « un grand nombre de familles ne recevront jamais d’avis de décès. » En fait, « tout dépend de la capacité de l’État russe à convaincre de la nécessité d’un tel sacrifice, sur le modèle de celui de la Grande Guerre patriotique. » Dès lors, la question de l’avenir de cette guerre demeure « intimement liée à celle des objectifs poursuivis par chacune des parties. »

 

Ces deux contributions ont l’avantage, en plus de mettre en valeur la nature de la guerre, de contextualiser des conséquences multiples traitées dans d’autres articles. Ainsi la bataille judiciaire (Michel Foucher et Antoine Garapon) ou les effets économiques (Francis Malige), avec en conclusion de ce numéro d’Esprit, un échange sur la nouvelle loi de programmation militaire en France, l’extension du spectre stratégique (technologies numériques, sanctions économiques, usage de mercenaires, guerre de l’information…) et de l’autonomie stratégique européenne face aux menaces russes et chinoises…

 

Jean-Yves Potel