Made in China

 

Esprit est assurément, depuis sa création il y a 90 ans par « quatre jeunes gens en colère », une revue d’intervention. Une revue qui s’implique, se joue dans le temps qui avance. Comme si, malgré les évolutions, les générations, la revue se devait de penser le monde, ses enjeux, pour faire face aux « figures de l’adversité » et agir, résister, « au désordre établi ». Comme le rappelle l’éditorial de ce numéro anniversaire : « Une revue est aussi une forme, un style d’intervention dans le débat public. »

 

C’est, semble-t-il, davantage cette modalité qui compte qu’une idéologie ou une grille de lecture du réel et de notre présent. La forme même de la revue, son statut, son organisation, permettent une manière d’intervenir dans les débats, les controverses, du temps. C’est qu’Esprit est « avant tout une revue d’engagement, où le travail intellectuel ne se conçoit pas hors d’une inscription dans l’histoire et accepte les nécessaires ambivalences de l’action ». C’est une sorte de permanence d’attitude, une position qui tient malgré les basculements de l’histoire ou les changements des paradigmes politiques, un lieu critique qui s’engage à résister à la dégradation du débat public, qui refuse les simplifications désastreuses, l’immédiateté ou la dictature de la réaction.

 

 

Et ce n’est pas comme si les occasions manquaient de réintroduire une durée pour penser le monde, les réalités politiques, ou que la nécessité de s’essayer à une lucidité affranchie de grilles de lectures trop obtuses ne s’imposait pas. Que ce soit dans le champ du politique en France, les grandes questions politiques, depuis les flux migratoires jusqu’aux modalités d’expression du politique en passant par les grandes questions de la société civile, ou que ce soit dans le monde entier depuis les États-Unis aux prises avec le trumpisme aux mouvements illibéraux en Europe de l’Est… On sait aussi l’engagement remarquable de la revue dans la situation actuelle, avec son invention permanente de formes et de moyens d’intervention autour de la guerre en Ukraine… Esprit constitue, on le voit clairement, un lieu majeur pour affronter le réel avec lucidité, en liberté, avec, chevillées au corps, la conviction et « la conscience d’une appartenance commune à l’humanité et au vivant ».

 

Une des grandes qualité de ce 491e numéro, c’est qu’il n’auto-célèbre pas la revue. Que son équipe ne se replie pas sur elle-même, son histoire, sa place. Hormis l’éditorial, il s’organise comme tous les autres, avec la même rigueur, avec le même souci de s’inscrire dans les soubresauts du monde, de prendre parti en s’essayant à une certaine objectivité. C’est une sorte d’encyclopédisme concerné, engagé, une façon de porter un regard sur le politique, les tensions qui structurent un monde de plus en plus complexe. C’est se positionner face à l’actualité, à penser en continu, les questions de notre temps, de comprendre sans réduire les angles de lecture, de nous regarder sans se désengager.

 

 

Alors que des manifestations enflamment la Chine face à la politique « zéro-covid » terriblement stricte et ses conséquences, que le régime se raidit, que son président resserre son emprise complète sur les institutions, que d’anciens dirigeants sont évincés et disparaissent, que la tension monte avec Taïwan, que les relations avec les Corées demeurent compliquées et dangereuses, proposer un dossier intitulé « Chine : la crispation totalitaire » est plus que bienvenu ! On y considère tout d’abord des enjeux de grande envergure comme l’économie, son mouvement, les stratégies mises en place à l’occasion d’un dialogue avec Philipe Aguignier, les modifications de paradigmes idéologiques à l’aune de la pensée de Claude Lefort dans une article très informé de Chloé Froissart et Kévin Cadou ou le portrait de Wang Huning, le contrôle politique et l’organisation du parti ou bien encore l’exacerbation des tensions avec Taïwan et les risques de guerre…

 

Un dossier qui interroge des sujets précis, nous informe avec une certaine clarté sur la situation de la Chine, sur l’évolution de la situation politique. Le renouvellement plus que discutable de Xi Jinping, sa mainmise sur tous les moyens de l’état, nous dresse le portait d’un animal politique  « en nouveau Staline décomplexé », mais montre surtout des changements et des continuités dans la manière d’être d’un état totalitaire. On y distingue des rapports idéologiques distordus, « le primat  de l’idéologie » sur le réel, les illusions et les réalités d’une pseudo toute puissance, une absorption de la société civile et de l’état par le parti et son chef… La qualité majeure de ce numéro, comme celui consacré à la Pologne et aux dérives populistes, revient à penser des enjeux ponctuels dans un mouvement, de faire percevoir une cohérence d’ensemble en regard d’études précises. On comprend mieux les processus d’homogénéisation d’une société alors que les moyens de communication et le capitalisme bouleversent les équilibres sociaux, la recentralisation du pouvoir conçu comme un absolu à la limite de l’irréalité, ce que Jérôme Doyon qualifie « d’ossification du régime ». On saisit la manière dont évolue, avec une implacable cohérence, un régime qui, s’il gagne une position de puissance paradoxale dans le monde, rencontre des problèmes intérieurs majeurs, aux prises avec des contradictions assez effarantes qui le rende terriblement « imprévisible ».

 

On est, c’est peu dire, inquiet en lisant ces articles. Mais peut-être le sentiment de clarifier la situation, de prendre le temps de penser, au-delà de la réaction aux évènements, dans un contexte d’insécurité mondiale, est-il plus que jamais nécessaire. On réfléchit sans se scinder face au réel. Depuis 90 ans, Esprit nous accompagne pour maintenir une position (presque) équilibrée, pour se penser dans le monde en pensant les autres, en y portant un regard lucide plus que jamais nécessaire.

 

 

Hugo Pradelle