Partager le danger de la poésie

 

On ne lit pas une revue de poésie comme une autre revue. Il y a comme une appréhension sourde qui nous saisit avant de s’y plonger, avant de décider comment on y plonge – par le commencement, par un poète que l’on connaît ou que l’on aime, par le hasard d’un nom, au gré hasardeux du premier feuilletage… On s’y introduit en tout cas et cette façon compte assurément. Elle donne un ton, un timbre à la lecture, elle en ordonne le sens mystérieux et tout à fait aléatoire finalement.

 

Ainsi, pour la 51e livraison de Rehauts, on entre comme on embarque pour un voyage. Pour une fois, c’est le premier poème que l’on lit, une fois n’est pas coutume. On découvre le long poème, plutôt narratif, de Pascal Commère, qui raconte un trajet en train et les détours de la pensée, de la mémoire, où les capacités du regard se questionnent. On s’y engage dans une humeur troublée, presque inquiète, bien que le billet composté « sourit ». À la fois conçu comme mécanique du récit poétique et comme métaphore, le texte emporte, glisse, comme on traverse un paysage en en apercevant des bribes (du paysage comme de soi-même). Un peu lyrique, un peu ironique, il y a dans ce long poème une gracilité qui frôle la dépossession. Commère l’écrit :

 

le train roule. Je n’ai rien couché qui fasse ombre

à ton ombre, je n’emporterai rien. 

Si ce n’est ce poème, il m’entraîne.

 

Et pourtant c’est une autre voix qui impose sa tonalité à ce numéro semble-t-il – qui notons-le donne place à de nombreux poètes-traducteurs, ce qui se sent vivement dans les langues qui s’y déploient, dans les distorsions ou les écarts que l’on y éprouvent bien souvent. Une voix donc qui fait trembler l’écoute, ciller l’œil, qui arrête. Celle de Julian Zhara, poète d’origine albanaise qui écrit en italien (traduit par Laura Giuliberti et David Lespiau). Trois poèmes sans titre qui frappent, arrêtent, stupéfient. Le premier débute, coïncidence évidemment, dans un train, pour décrire un voyage dans une Vénétie grisâtre qui rappelle Magris et Paolo Barbaro (on pense en particulier à ses Deux saisons paru chez Conférence), dont la première strophe s’achève sur ces vers :

 

il n’y a pas une fois la mer dans le voyage, 

personne ne fête quoi que ce soit, 

des allers-retours-seulement à mener vers. 

 

Sa poésie, fluide et scandée à la fois, a quelque chose d’angoissant et de puissant qui saisit. On y entend comme un ressac – peut-être d’abord celui d’une autre langue qui s’incorpore au poème et le perturbe, comme elle perturbe l’existence. On y entend un sentiment de soi qui force le passage dans les interstice du réel; comme on « laisse abonder le noir, en moi, que la la lumière soit blanche ». C’est à ça que sert une revue de poésie comme Rehauts, à livrer de la langue, leur offrir la possibilité de rencontrer un écho, de s’inscrire dans un lecteur.

 

Dessin de Claire Jeanne Jézéquel, invitée graphique du numéro 51 © C J Jézéquel/Rehauts

 

Dans cette livraison, des extraits de poèmes de Benoit Meunier – lui aussi, comme Zhara, traducteur, du tchèque en l’occurence -, brefs, presque brutaux, ne peuvent qu’interpeler. On y perçoit une violence, une indignation de la sensibilité, comme si le poète, en permanence interrogeait sa direction, le but du poème, sa place dans le monde. Lisons :

 

J’ai vu mes frères

laisser pourrir le chant

j’ai vu livrer

le chant aux chiens

j’ai vu les chiens

ronger le chant vieil os 

j’ai vu le chant

moisir portrait fripé

vieillard acide

J’ai vu le chant

gondoler sous les eaux

portrait douceâtre

diaphane éphèbe

J’ai vu fleurir

enfin le chant

sur le fumier

ses racines enfoncées

dans la noirceur des vers

et sa cime alanguie

sous le soleil

 

N’est-ce pas ce que fait Rehauts – de manière positive, ouverte, accueillante, généreuse – faire entendre des chants, des voix, regarder des écritures, qui passent de l’ombre dans la lumière, hantées par le paradoxe de l’écriture ? Peut-être, sans doute, rappelant toujours qu’il faut affronter, avec joie, le danger de la poésie.

 

Hugo Pradelle