Pierre Guyotat, la démesure au présent

 

Ce n’est pas sans une certaine inquiétude qu’on entre dans l’œuvre de Pierre Guyotat (1940-2020). Il est sans doute rare qu’on la croise tout à fait par hasard. Depuis les scandales qui ont accompagné la publication du Tombeau pour cinq cent mille soldats (1967) et Éden, Éden, Éden (1970), la rumeur ne faiblit pas. Donatien Grau et Michel Surya, co-éditeurs de cette livraison de Lignes, l’expriment en une formule frappante : il en va rigoureusement d’un « art  sans commune mesure ». Comme ils l’indiquent également en ouverture de ce Tombeau pour Pierre Guyotat, le scandale de ces deux premiers livres « aurait pu avoir raison d’eux, et de leur auteur. »

 

Ainsi, rien de surprenant que le lecteur se sente intimidé même si, comme le rappelle sa biographe Catherine Brun, depuis 2007, Coma est entré dans la collection « Folio » (p.89) améliorant, en principe, l’accès à cette oeuvre réputée difficile. Mais comment affronter la démesure de tels récits sinon le regard affolé par des images obsédantes et des cataractes de corps insatiables ?

 

Intimidation à double titre. On se souvient par exemple de certaines visions d’horreur d’Éden, Éden, Éden (1970) ou des pages finales d’Idiotie. Et puis, on se rappelle aussi une lecture jubilatoire mais labyrinthique par l’entrelacement des sentiments  de Joyeux animaux de misère (2014), texte dit « en langue aisée », se distinguant de ceux relevant d’une parole « normative » sans que l’on doive abusivement durcir cette différenciation.

 

Devant la tragédie de l’épopée saharienne de la guerre d’Algérie ou sur la scène cocasse et grave de la domination/prostitution, le lecteur est mis à rude épreuve. Regarder le négatif en face est une décision aussi  lourde de conséquences et — paradoxalement — légère que ce geste qui consiste à « retourner les pierres pour découvrir ce qui fourmille dessous » (p.39) : abjection et beauté mêlées.

 

Ce numéro de Lignes propose une trentaine de lectures de l’oeuvre, de nombreux  témoignages couvrant un large spectre de tonalités et de voix : on marche à Paris ou Istambul à ses côtés, on traverse ses récits, on réfléchit en sa compagnie avec ses amis François Rouan, Patrick Bouchain et beaucoup d’autres de ses proches de France et d’ailleurs.  On se sent de nouvelles forces pour reprendre la lecture ou la compléter. Sans doute convient-il de suivre l’avertissement que Pierre Guyotat notait sur ses propres textes lors de lectures publiques : « ne pas s’emballer » ou « aller lentement » se rappelle Thierry Grillet.

 

Sans être une littérature de confortable dénonciation, souligne Linda Lê (p.111), cette oeuvre affecte frontalement notre présent. Comme l’indique la lecture d’Emily Apter, s’emparant d’un passage du Tombeau pour cinq cent mille soldats où le conquérant écrase la tête d’un rat, cette scène de domination et d’humiliation n’en finit pas d’être réactualisée en un temps où George Floyd étouffe sous le genou d’un policier.

 

Pierre Guyotat

 

Guyotat donne une langue aux dominés et sacrifiés en inventant les figures d’un monde à la logique imparable : ce que Michel Surya nomme « le bordel comme architectonie (Pierre G. est un bâtisseur) et le putanat comme algorythme de la circulation bordélique » (p.134). Cette langue française élargie, faites de morceaux multicolores, où joue une lumière changeante et sacrée n’est pas sans affinité avec cette image du vitrail que l’écrivain convoque dans  ses Leçons sur la langue française (2011) explorée dans un article de Michaël Ferrier (p.155).

 

Un an après sa mort, c’est à travers ce vitrail que l’art de Pierre Guyotat atteint notre présent, lui qui ne pouvait pas écrire dans un autre temps.

 

Jérôme Duwa