Polyphonie des voix disparues

 

Quatre poètes suisses ou vivant en Suisse ouvrent la seconde livraison 2019 de la revue de belles-lettres. Pierre Voélin, avec une douzaine de poèmes « trop courts », condense le réel comme la pluie condense le nuage (pigeon de mai immobile / sous la pluie – le temps, / goutte à goutte, / à son bec). Sylviane Dupuis présente Muta eloquentia, textes qui dialoguent avec le silence de la peinture. Plus crépusculaires, Été Égée de Muriel Pic et le long poème prophétique de Jacques Roman (Qui instruira le Livre du calme) préparent l’atmosphère du dossier russe.

 

 

L’ensemble Elena Schwarz (1948-2010) présenté par sa traductrice Hélène Henry[1], est lui aussi crépusculaire et testamentaire. Il comprend des poèmes (bilingues) et des proses, pour la plupart datés des dernières années de Schwarz. Le Poème de l’amer chagrin et de la joie infinie d’être marquée par la main de Dieu est habité par l’incendie de son appartement (2004) qui dévore ses souvenirs et la recouvre de nuit. En 2006, La plainte de Cynthia commence par ces vers :

Est-ce la faute du rossignol si à l’heure où brûlait la forêt

il a péri dans les flammes […]

 

« Pour une polyphonie », la nouvelle poésie russe présentée par Alexander Markin, rassemble neuf poètes, tous nés après la guerre, les plus âgés en 1958 (S. Zavialov et N. Kononov). Les autres ont plus ou moins la quarantaine. Pas d’unité de ton, chacun a sa propre voix et voie d’écriture.Le choix éditorial est de donner après chaque poète la parole à son traducteur. Le traducteur, classiquement un passeur, goulet d’étranglement entre deux lectorats, la taille du sablier en quelque sorte, est devenu au grand jour ce qu’il a toujours été à bas bruit : un interlocuteur du poète. Les dialogues ainsi mis en place autour des textes sont  variés, prolongements, interrogations, confrontations aussi. En témoigne le corps à corps entre Elena Schwartz et sa traductrice. Comment traduire, et en vers libres, un poète qui écrit : « J’ai toujours détesté, jusqu’à l’écœurement, traduire de la poésie […] c’est juste impossible », et : « La masse molle et crapaudine du vers libre a effrontément écrasé en Europe occidentale et en Amérique, les derniers restes d’un véritable art du vers… » On lira le plaidoyer d’Hélène Henry, et on y ajoutera cette parole d’Akhmatova : « Pour un poète la rime c’est une aile, pour un traducteur c’est du plomb ». Quant à traduire de la poésie… «Les poètes ne se confronteraient pas à cette tâche désespérante s’ils la croyaient possible…[2] »

 

Ces poètes (outre une ouverture sur la culture et les langues du monde) ont au moins un point commun un point d’élancement dirait-on : ils dialoguent avec des morts. Les guerres en Ukraine, en Afghanistan (cf. … Les voilà repartis sur leur Afghanistan… d’Elena Fanaïlova traduit par Geneviève Piron), labourent leur conscience collective et joignent sans solution de continuité les tragédies du vingtième siècle à leur quotidien. Alors qu’en Occident la poésie est marquée par la violence intellectuelle et spirituelle exercée par la Shoah et sa lente prise de conscience (symbolisée par Auschwitz), en Russie la saignée énorme de 1941-1945, immédiatement évidente, n’a pas cessé de peser tout le long des décennies suivantes. De cette saignée n’est pas détachée la Shoah en elle-même, caractérisée à l’Est par les massacres des Einsatzgruppen sur la terre soviétique, la « Shoah par balles ».

 

Stalingrad, 1943

 

La Russie toujours en guerre, et les morts s’entassant sur les morts, la terre exsude leurs fantômes. Ils hantent les poètes toutes générations confondues. Presque tous ici se font les ventriloques de voix disparues : Déplacements de Kirill Kortchaguine (traduit par Marion Graf), Petia et Vania de Nikolaï Kononov (traduit par Pierre Reichel), Accomplissement de Polina Barskova (traduit par Eva Antonnikov), Le corps revient de Maria Stepanova, (traduit par Marina Skalova), Jusqu’à ce que tu aies disparu d’Alexander Averbukh (traduit par Yvan Mignot). Le plus saisissant est Le jeûne de l’Avent de Sergueï Zavialov : c’est le début du siège de Leningrad « présentifié » en sept chants, sept dates, du 29 novembre 1941 au 7 janvier 1942, et on conseille vivement d’y aller voir tant sa construction inexorable fait communier ensemble le poète le traducteur et le lecteur dans le même requiem. Le « répons » d’Yvan Mignot est lui aussi un chant, et peut-être le plus brûlant témoignage de ce que c’est que traduire :

encore une fois

je suis sorti  non     je sors    dans la nuit de la langue

[…]

qu’elle soit mère ou étrangère

encore je reviens dans la ville inconnue jusqu’aux larmes

et dont le nom aujourd’hui a été effacé

et j’entre dans le poème du jeûne […]

 

Enfin, Inventaire, nouvelle de Bruno Pellegrino – un été à inventorier l’appartement d’une femme écrivain après sa mort, installe là encore un dialogue avec une présence fantôme.

 

Odile Hunoult 

 

[1] La Vierge chevauchant Venise et moi sur son épaule, poèmes traduits par H. Henry, Alidades 2004. Un autre recueil est en préparation.

[2] J.-C. Schneider.