Portrait infini de Jean Guéhenno

Jean Guéhenno © Domaine public

 

Pour leur neuvième et double publication, les Cahiers Jean Guéhenno s’intéressent au destin de la première femme de Jean Guéhenno, née Jeanne Maurel en 1890, son épouse depuis le 27 avril 1916, agrégée d’histoire en 1915 avant qu’il ne le soit lui-même, en 1920 et en lettres. En 1931, elle traduit au féminin, sous son nom et pour Grasset, les lettres de Sacco et Vanzetti mais signe Pierre Vignard, au masculin, les quarante-huit notes et compte-rendus qu’elle publie dans Europe — Vignard étant le nom d’une ferme proche de Montolieu, son lieu de naissance à elle. Elle meurt le 24 avril 1933. Elle connaissait par cœur les excès de sincérité de Jean Guéhenno, au point de lui demander de les taire.

 

Jean Guéhenno était le fils d’un cordonnier — ou d’un chaussonnier — syndicaliste et d’une mère piqueuse de chaussures. Normalien, agrégé, fondateur d’une collection chez Grasset — « Les Écrits » — son nom fédère une série de portraits de Louis Guilloux, Panaït Istrati, Romain Rolland et Marcel Conche, tous, le dernier excepté, européens, c’est-à-dire auteurs de la revue Europe. Les transfuges de classe font de bons sujets narratifs, au risque du ressentiment et de la culpabilité — la révolte et la colère servant de liants entre les classes. La fidélité au milieu d’origine n’est d’ailleurs pas la règle, elle est même explicitement proscrite (Louis Guilloux).

 

On sait que le passage d’une classe sociale à l’autre est une des lignes de force, et de fracture, de la vie de Jean Guéhenno, comme une des nécessités — ne parlons pas de passage obligé — des études qui lui sont consacrées. Rien de tout cela ne va de soi, en termes d’expérience ni de compréhension. Dans ces conditions, les regards croisés sont la seule méthode possible. Parcours individuels retracés par les titulatures académiques, mais révélés au plus profond par la lecture et la publication des correspondances, éclairages latéraux par les figures proches ou fraternelles, appels à l’histoire familiale et sociale plutôt qu’à la stylistique des œuvres, libre examen enfin de chaque chercheur, seul responsable de ce qu’il écrit et le mieux à même de puiser dans ce qu’il sait de la nature humaine.

 

Les Cahiers Jean Guéhenno ont une autre qualité : ils n’ont ni la plume ni la langue dans leur poche. Visant positivement un Jean Guéhenno en notre temps qu’ils écrivent cahier après cahier, ils ne cherchent pas à éviter les allusions à l’actualité ni les noms des personnages politiques d’aujourd’hui. Pour autant, ils ne veulent pas être dupes de l’éloquence ni des facilités de l’engagement discursif, qu’il soit immédiat ou rétrospectif. L’exemple de Panaït Istrati — qui écrit en un français qu’il est en train d’apprendre, et se met en scène au moment où il choit de son idéal soviétique, devant la figure d’autorité qu’était encore à ses yeux, provisoirement, Romain Rolland — est en lui-même une leçon de lucidité.

 

Plusieurs contributions abordent les questions actuelles de la citoyenneté et de la possibilité de son enseignement. La citoyenneté s’enseigne-t-elle ? On peut douter qu’elle puisse le faire de manière directe ; mais à partir de témoignages culturels divers et reconnus comme tels, sans doute. Enseigne-t-on la République comme une morale, comme une étude des droits, comme une histoire politique ? Sur le plan institutionnel, les textes sont clairs. Mais les réponses varieront probablement selon les disciplines, littérature comprise. Il résulte de tout cela un ton qui est celui des Cahiers Jean Guéhenno, sous la direction de Jean-Kely Paulhan.

 

Il faudrait beaucoup de naïveté devant les métaphores agricoles pour croire qu’en matière d’éducation, on récolte ce que l’on a semé. Ajoutons pour notre part que dans un monde dans lequel l’espace public ne connaît plus, pour parler des professeurs, que le vocabulaire affectif (désemparés, découragés, déboussolés, ronchons, grognons et le reste — ainsi sont-ils, paraît-il, ainsi ne sont-ils pas, nous paraît-il, et quand bien même ils le seraient que nous les aimerions encore), alors qu’il s’agit du plus beau et du plus rationnel des métiers du monde, et dans lequel on leur reproche en sus, avec une invraisemblable condescendance, de ne pas avoir les outils intellectuels qui leur permettraient de comprendre pourquoi ils sont assassinés sur leur lieu de travail ou à proximité de celui-ci, dans un vert fourré poussiéreux, la lecture de Jean Guéhenno est une réponse.

 

Bernard Baillaud

 

La lecture du numéro 7 des Cahiers Jean Guéhenno par Bernard Baillaud