Po&sie a quarante ans

Plutôt que de célébrer sa propre histoire, la revue a préféré consacrer un numéro entier à l’Europe. Après deux livraisons remarquées sur la poésie africaine, Po&sie poursuit ainsi son travail de cartographie poétique, politique et philosophique de notre monde globalisé. Dans son éditorial, Michel Deguy trace les grandes trames d’une feuille de route. Horizon d’espérance : « contrarier l’impensable », imaginer, réinventer.

 

 

« L’air européen aujourd’hui grésille d’interdits, de menaces », écrit Claude Mouchard dans sa « Rhapsodie Europe(s) » qui ouvre le numéro. Pour cette inquiétante raison, il est important que ceux qui pensent, lisent et écrivent donnent de la voix et s’interrogent, profondément, sur la question européenne, à mille lieux des langues de bois ou de caoutchouc, comme des attaques régressives des nationalismes haineux – lesquels, phénomène européen, ne cessent de s’affirmer, décomplexés et conquérants. La voie est étroite et dangereuse. Deguy en résume parfaitement l’enjeu : « Résilience à l’égard de l’économie Culturelle totale ? Sans retour à la “culture” séculaire. […] Une transformation des reliques est à délivrer. » Non pas seulement conservation, mais transformation. Contre les grésillements de haine, les doutes et les déroutes, maintenir une perspective européenne émancipatrice. Pour cela, il faut des refuges, des planques, des baraques, des lieux d’impulsion, des villes et des villages – autant de demeures qui tiennent bon. La « maison à poèmes et proses qu’aura été et que continue obstinément de construire Po&sie » compte parmi les plus solides.

 

Poètes, philosophes, linguistes, anthropologues, musiciens, signent les quarante contributions de ce numéro qui propose une traversée européenne – le dossier s’intitule d’ailleurs « Trans-Europe-éclairs ». Parmi elles, citons celles de Marc Augé, Barbara Cassin, Jean-Patrice Courtois, Elfriede Jelinek, Jean-Claude Milner, Jean-Luc Nancy ou Heinz Wismann. Signalons en particulier l’éblouissant article de Maurice Olender sur « L’Europe étymologique », dans lequel il développe une sorte de Critique de la raison étymologique à partir de l’étude d’une « économie sémantique de “la vérité” ». Tandis que Roselyne Chenu revient sur l’histoire un peu oubliée et méconnue du « Congrès pour la liberté de la culture », Patrick Boucheron interroge, avec finesse et drôlerie, la place des « pères de l’Europe » dans la construction symbolique de l’Union européenne. Pour Denis Guénoun, l’Europe, ce « bouillon de fermentation de l’universel », constitue le lieu même où pourrait s’élaborer de nouvelles formes politiques, transformant en particulier les rapports entre Europe et Islam. Les poèmes-lettres d’Eugenio de Signoribus traduites par Martin Rueff esquissent un parfait exemple de ces réinventions possibles. Écrites pour ses amis parisiens à la suite des attaques terroristes de novembre 2015, elles tendent avec ardeur le fil poétique d’un dialogue européen.

 

Voyage à suivre : le « Trans-Europe-éclairs » de Po&sie n’est pas arrivé à son terminus. La prochaine livraison de la revue continuera cette traversée « passionnément européenne ».

 

François Bordes