

Si, au rayon cinéma, Bananas est le titre d’un film de Woody Allen, c’est aussi, côté revues cette fois, celui d’une excellente publication qui traite de la bande dessinée avec un regard critique de passionné. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, quelqu’un d’autre que moi a-t-il déjà remarqué que, par son format (17 x 24, 126 pages) et sa mise en page soignée, Bananas rappelle un peu notre bien aimée Revue des revues ? Badinage à part, son élégante sobriété sert un propos qui est pointu sans l’être trop. Tous les amateurs de bande dessinée y trouveront matière à s’instruire et à réflexion. Quant à moi, j’ai fait mon miel de plusieurs contributions qui m’ont téléporté dans ma jeunesse. Nostalgie oblige, je me suis d’abord régalé de l’article consacré à Yoko Tsuno, « l’héroïne féministe et pacifiste d’une série d’aventures et de science-fiction » née en 1974 dans l’imagination de Roger Leloup, aujourd’hui nonagénaire. Au miroir de cette Japonaise qui ne s’en laisse pas conter et qui demeure depuis plus de cinquante ans l’unique personnage du dessinateur, Olivier Jarrige décode pour nous les invariants de Leloup, un drôle d’animal attachant. Ah les belles heures que j’ai passées, gamin, à suivre cette jeune femme dans ses rocambolesques péripéties ; j’ai toujours admiré son esprit percutant et davantage encore son enroulé-projeté de judokate aguerrie. Par parenthèse, je me demandais d’ailleurs récemment si Oki, héroïne créée par le tandem Juszezak et Godard, elle aussi Japonaise et dégourdie, n’était pas une cousine éloignée de la quinqua Yoko…
L’article bien documenté de Manuel Hirtz m’a également remis en mémoire le temps où je dévorais des fumetti, terme italien qui, rappelons-le, désigne ces petits fascicules bon marché que l’on achetait en kiosque. Bon sang, toutes mes maigres économies y passaient ! Le tirage de ces livrets petit format était énorme et les libraires se frottaient les mains de nous voir autant dépenser pour les collectionner (l’autre source d’hémorragie tireliresque étant évidemment les vignettes Panini). Ils paraissaient généralement en noir et blanc et laissaient beaucoup d’encre sur les doigts… ce qui n’était pas bien grave en comparaison du plaisir de lecture qu’ils procuraient. Les genres du western et de la SF fournissaient principalement matière et inspiration à bien des récits d’aventures aussi vite ficelés qu’ils étaient rapidement lus. Quelques titres emblématiques pour mémoire ? Akim, Blek, Kinowa, Kiwi, Rodeo, Zembla, et combien d’autres encore. (Le petiot que j’étais alors, préférait ces publications-là aux rivales comics dont les univers le laissaient curieusement froids.) Mais revenons à Hirtz : en amateur éclairé et éclairant, il s’attarde particulièrement sur la riche production du studio turinois EsseGesse, qui signa notamment l’emblématique série Cap’tain Swing. Il s’agissait d’un trappeur évoluant au temps de l’indépendance américaine et quittant rarement son bonnet de fourrure de style « raton-laveur empaillé ».

La question de la présence féminine dans l’univers de la BD fait également l’objet, en sujet de premier plan ou en filigrane, de plusieurs contributions. Un échange épistolaire entre Évariste Blanchet (qui pilote Bananas) et le critique-bédéiste Jean-Paul Jennequin datant de la fin des années 90, et publié ici au titre d’archive, montre ainsi, si besoin était, que cette question se pose depuis belle lurette. L’occasion, donc, de parler représentation des femmes dans les albums mais aussi, plus largement, féminisation de la profession, ceci et cela étant souvent liés. Les pages que Jean-Jacques Lalanne consacre à Mat, Marcel Turlin (1895-1982) de son vrai nom, père d’une famille nombreuse – Oscar le canard et César-Napoléon Rascasse mais aussi Josette, tante Zulma, Bouclette et Viviane –, nourrissent à leur manière cette considération pour les personnages féminins, qu’ils soient premiers ou seconds rôles sous le crayon.
Bananas s’interroge aussi sur l’avenir de la bande dessinée de fiction alors que « la bande dessinée du réel a envahi les collections et les étalages ». La retranscription d’une rencontre entre dessinateurs et critiques qui s’est tenue sur ce thème, à l’hiver 2023 à Paris, fait réfléchir à l’évolution d’un secteur créatif toujours plus soumis (comme ailleurs du reste) aux logiques de marché. La participation à cette passionnante table-ronde de Jeanne Puchol, prolifique autrice de BD et illustratrice, apporte notamment un témoignage très concret sur les tensions qui existent entre le principe de réalité (vendre des livres) et le désir de donner vie et forme à des projets personnels. Une étude très fouillée sur Guy Mouminoux (1927-2022) – alias Dimitri, alias Guy Sajer –, un retour sur les albums atypiques parus à l’enseigne d’Éric Losfeld dans les années 60-70 ou encore un focus consacré au travail très singulier de Jules Stromboni, qui compte toujours plus d’admirateurs, sans oublier d’enrichissantes recensions, il y a bien d’autres choses dans cette dix-septième livraison de Bananas. On ne saurait trop la mettre en lumière et entre toutes les mains des amateurs et curieux du 9e art.
Anthony Dufraisse