REVU se jette dans le gouffre

On se plait à imaginer la poésie hors du monde, détachée, autonome. Discours tout fait, et sur l’art en général, et sur la poésie en particulier, qui en exclut les manifestations, les réduit, les expulse du champ de l’existence, du réel en quelque sorte. Cette déconnexion, ce scindement, ne sont qu’une vue de l’esprit, une facilité, une illusion. Car rien n’est plus faux. Et particulièrement lorsqu’on inscrit la poésie, le rapport qu’elle induit au réel, au temps, à nos représentations, dans un rapport à ce qui dépasse le sujet, aux éléments qui nous situent : la nature par exemple. Faire une revue, s’intéresser à la poésie, s’employer à organiser un discours qui l’insère dans le monde – pour aller contre le cliché susmentionné –, revient à se situer. « Situer le monde, c’est lui donner un sens, un infime sens au milieu de la complexité à laquelle on se heurte, mais tenter, un instant durant, d’en saisir un aspect. »

 

 

Le 6e numéro de Revu, intitulé « La Faille », essaie d’évaluer ce qui distancie l’humain du monde. Comme l’écrit Régis Poulet dans sa proposition de géopoétique : « Il nous manque un monde. Ce qui frappe nos esprits de façon plus vive qu’en aucune autre époque peut-être, c’est le gouffre entre l’humanité et le monde. »  Il ajoute que « (…) retrouver un lien étroit avec le monde terraqué demande de se désencombrer de tous les schémas de pensée qui nous ont menés là où nous en sommes, puis de retrouver des éléments culturels (…) et d’inventer de nouveaux concepts, de nouvelles géométries de l’esprit. » Le numéro s’emploie, un peu tous azimuts, à ces géométries nouvelles – tantôt pour plonger dans la faille, tantôt s’essayer à la réduire un peu.

 

Revu obéit un décalage, ou plutôt, à une série de décalages successifs. C’est une revue un peu iconoclaste, dans laquelle on semble naviguer à vue. On y a le nez au vent, on y avance par sauts. Le disparate n’a ici nul désavantage, puisqu’il fait entendre des voix, des timbres fort différents, que s’y organisent et des idées et des formes originales. C’est divers mais pas fourre-tout. Dans ce dossier, hormis l’intervention de Poulet et un extrait de ses poèmes parus chez Isolato il y a quelques mois, on lira des textes de Michèle Finck et d’Amélie Guyot, on regardera les photographies de Bertille Chéret qui représentent des passagers du métro parisien dont les yeux sont masqués par les barres d’appuis des wagons. On notera la présence d’un texte assez étrange d’Anton Beraber, auteur d’un excellent premier roman intitulé La Grande idée chez Gallimard, qui, ça ne surprendra pas ses lecteurs, incline du côté de la Grèce ancienne, de ses mythologies, bref, du chant.

 

 

L’équipe de Revu nous invite à « pousser la porte (de) laboratoires poétiques ».  On peut lire un entretien entre Florent Kieffer et Mathieu Olmedo dans lequel ils discutent du nouveau texte du premier qui « explore les propriétés de la méduse ». Les poèmes ici se présentent en « archipel », c’est-à-dire dans une forme de variété remarquable. On lira les poèmes d’Anne Kawala (que nous recevions le 9 avril à Ent’revues avec la revue Nioques), de Vincent Tholomé qui signe un texte élaboré à partir des vidéos de Mark Wiens ou encore des poèmes de l’irakien Ali Thareb. On le disait la faille, si on s’emploie un peu à la concevoir, ordonne une distance, augure un vide, une béance, qu’elle oblige à un lien, à une recomposition. Elle relie des pôles, négatifs et positifs, elle correspond, peut-être, à l’écriture. On pourra lire probablement ainsi ces vers de James Sacré :

 

Écrire : on croit se rapprocher

Du monde ou de soi-même,

On met des mots dans un poème, on croit

Toucher à des luzernes fleuries

À du sens qu’auraient les mots

Au bord de nos sentiments, sous nos désirs :

Ils ne sont que l’énigme réaffirmée du monde.

 

Écrire est ce geste répété, lequel creuse on ne sait plus quelle faille

Au lieu de la combler.

 

Hugo Pradelle

 

PS : on notera dans ce numéro une notule sur un très beau livre auquel Marie Virolles consacrera une chronique dans la prochaine Revue des revues (n° 61)Le Désir libertaire, le surréalisme arabe à Paris, 1973-1975. (Toulouse, L’Asymétrie)