Revue Incise : « une cassette remplie de trésors »

Revue Incise est une revue qui considère, réellement, l’espace de son énonciation et conçoit le geste critique d’une manière singulière, originale et extrêmement dynamique. Sous des dehors quelque peu austères ou savants, la revue implique celui qui la lit dans un parcours, un cheminement critique qui conçoit avec précision son objet – le théâtre, la représentation – tout en l’ouvrant à une circulation intellectuelle inédite. Dans son éditorial, diffracté en quatre temps qui ponctuent le numéro dans des introductions de textes d’un sommaire particulièrement riche, on lit : « Le rêve de cette revue a toujours été d’être une cassette remplie de trésors – biscuit volé, dentelles, os, pic à chignon, lame, monnaie, feuilles en liasse. C’est dire qu’elle s’est toujours pensée comme un cadeau. Non pas offert d’emblée mais dont un naufrage avérerait les merveilles comme sans auteur ramassées autour de leur seule adresse bien longtemps après. Mettons que chaque aujourd’hui soit un longtemps après. »

 

Et c’est peu dire que cette assertion est vraie pour ce 7e numéro intitulé « (qu’est-ce qu’un lieu ?) » qui, comme chacune des livraisons de la revue, aborde un thème en refusant le strict aspect compilatoire et thématique, pour ouvrir à des réflexions et sur le geste critique, et sur sa performance, et sur ce qui s‘y dit du monde contemporain. Marqué par le confinement qui nous a touchés au printemps dernier, le numéro réfléchit à la fois des œuvres singulières, des rapports critiques, des opinions, de l’histoire, des réflexions sur l’espace scénique et ce qu’il signifie de nous-mêmes. Il s’ouvre sur des sonnets amoureux de Walter Benjamin pour se clore sur un texte de Catherine Malabou qui affrontent un sentiment aigu de la solitude. Celle du désir empêché, du report, de l’attente, pour Benjamin. Celle de confinement pour Malabou qui écrit en mars : « la solitude est en réalité ce qui rend le confinement supportable. (…) Écrire devient possible quand la solitude commence à me protéger de l’isolement. »

 

 

Avant d’aborder le sommaire de ce numéro, on remarquera un grand changement (qui frappera les lecteurs habitués de cette revue) : pour la deuxième fois, il y a des dessins et une couverture illustrée ! Ce n’est pas rien que de rompre une charte esthétique et intellectuelle qui s’affichait si nettement, sobre, presque austère jusqu’ici. C’est qu’il ne faut pas méconnaître les choses simples, concrètes, évidentes : des dessins blancs sur fond noir ponctuent cette livraison et lui donnent un relief particulier. Revenons au contenu. Revue Incise « s’est d’emblée orientée à l’exigence de la critique », affirme son équipe. On lira pour s’en convaincre le texte précis et informé de Diane Scott construit à partir de la mise en scène des Indes galantes à l’Opéra de Paris pour mieux penser les hiérarchies critiques et la manière dont on reçoit une œuvre, dont on perçoit et réorganisons ses signes. Elle y travaille des habitus intellectuels et esthétiques qui méritent bien que l’on s’y arrête et redéfinit un cadre stimulant pour les recevoir. Son petit essai permet aussi, à partir de l’enjeu de la hiérarchie culturelle, de penser l’action artistique dans la cité, d’éprouver ses effets, plus ou moins valables, sur les sujets qui y participent.

 

C’est quelque chose de voisin, l’interpolation comme on dit, qui porte le texte central de ce numéro, iconoclaste, fort et développé, de Sophie Rabau sur la « liberté » de Carmen. Texte hybride, très dynamique, qui articule le savoir et l’interprétation avec le commentaire engagé d’un présent qui restreint les libertés. Le texte de Rabau rappelle l’essence de la liberté, se déplacer, occuper les lieux de la cité. De commentaires de mise en scène d’une grande précision à l’intégration de textes personnels ou de citations, c’est un patchwork mental, culturel et politique qui se donne à lire et qui, dans le contexte d’un reconfinement, semble plus que salutaire. C’est une véritable proposition de lecture inédite : « Je lis en ouvrant, en cherchant des lignes, là où ça aurait pu aller, où ça peut encore aller si je le décide. C’est une métaphore où le concret est représenté mais non pas touché par ma lecture : le support où se trouve le texte reste cette surface plane dont je ne perçois pas la profondeur ou les lignes de fuite que je conçois cependant, par image, pour l’œuvre idéale. J’imagine l’ouverture mais ouvre sans rien toucher de la matière de l’œuvre. »

 

N’est-ce pas de cette ouverture que procède Revue Incise, probablement, en partie ? On ne peut qu’encourager les lecteurs à se plonger dans cet élégant petit volume qui offre, pour le temps présent, dans le temps présent, beaucoup à penser, à lier, relier, à réfléchir. Et ça fait beaucoup de bien !

 

Hugo Pradelle