Roaditude & L’Alpe : dépaysements

 

 

Cet été, tandis que le numéro inaugural du Routard Magazine, déclinaison trimestrielle du fameux guide, faisait un carton plein en kiosques*, on s’est intéressé, nous, à deux revues plus confidentielles qui ont elles aussi, et ô combien, le mérite de nous oxygéner les méninges. La première est grande (30 x 23), très belle, et s’appelle L’Alpe. À peine plus petite et pas moins soignée, la seconde s’intitule Roaditude, sous-titrée « Culture de la route ». L’une est le fruit de la collaboration entre les éditions Glénat et le Musée dauphinois qui œuvrent ainsi, en tandem, à promouvoir cultures et patrimoines de l’Europe alpine. L’autre est éditée par Double ligne, une société sise à Genève. L’une comme l’autre, c’est bien le moins qu’on puisse dire, nous en mettent plein les yeux, riches qu’elles sont de superbes illustrations. Ce soin tout particulier apporté à l’iconographie nous vaut d’être, dès les premières pages tournées, immergés dans les sujets, quels qu’ils soient.

 

À considérer d’abord la publication suisse, signalons la sélection d’images réalisées ces dernières années par Ben Zank, ce New-Yorkais qui se met en scène, avec une originalité sans cesse renouvelée, sur ce théâtre d’opérations photographiques qu’est pour lui le bitume. Ce grand garçon de 30 ans fait preuve, dans certaines situations, d’un authentique (et athlétique !) art de la contorsion ! Ancien designer chez Renault qui s’est tourné vers une pratique diversement artistique (dernièrement, il donne dans le dessin animé vectoriel), Alain Bublex aussi a le goût du macadam, tout comme l’illustrateur alsacien Christophe Meyer qui, faute de mieux pour le moment, s’expose avant tout sur Instagram. Passionnés par la question de la mise en mouvement du corps, notamment à travers différents moyens de transports, ils invitent chacun à leur manière à réfléchir à ce que peut signifier, aujourd’hui, la traversée d’un paysage qui, parfois, a valeur de panorama. « Il me semble que la route est devenue le seul lieu perspectif dans un univers désormais plat et fini », déclare Meyer dans un des nombreux entretiens de ce numéro. À propos de perspective et de profondeur de champ, il faut (re)découvrir les créations d’Herbert Matter (1907-1984) au tournant des années 20-30, des affiches de voyage publicitaires qui donnent à voir, avec une évidente inventivité pour l’époque, la Suisse comme destination touristique idéale. Pour mémoire, Matter est ce photographe et graphiste américain, adepte du photomontage dans le domaine de la communication visuelle commerciale. Ailleurs, signant texte et clichés, Laurent Pittet s’offre une virée à travers la Suisse lacustre, dont témoigne son passionnant carnet de bord : « Reliés les uns aux autres par des voies sublimes et étonnantes, surgissant souvent par surprise au détour d’un virage, les lacs constituent un excellent thème d’escapade routière, entre culture, contemplation et introspection ». Toujours dans Roaditude, et pour finir, on s’en voudrait de ne pas dire quelques mots de l’excellente nouvelle qui clôt cette livraison. Proposée par le sensible trentenaire Romain Buffat, il y est question notamment, avec du Bruce Springsteen en bande-son et de la mélancolie en perfusion, d’un père au volant d’une Chevrolet Caprice 1985 sur les longues routes droites du Colorado…

 

 

Si la revue helvète décline surtout une approche horizontale du paysage et du déplacement, L’Alpe, elle, cultive plutôt la verticalité. Ce numéro 93 a pour thème principal les grands cols, « lieux charnières », « voies de passage », comme l’écrit Sophie Boizard, la rédactrice en chef. « On pourrait longuement écrire sur la dramaturgie des cols », dit-elle en ouverture d’une livraison qui est, on l’a dit plus haut, superbement documentée. Les souvenirs cyclistes que l’écrivain Paul Fournel, grand adorateur du vélo, donne de ses multiples ascensions des mythiques pentes de l’Izoard, bien des fois empruntées par les coureurs de la Grande Boucle, sont savoureux. La toute première date du début des années 60, il a alors 13 ans (précoce, le minot !) et avale les kilomètres dans les roues de son père, effectuant sa montée « dans la compagnie imaginaire » de ses héros d’enfance du Tour de France, les Coppi, Bahamontes, Bobet. Sont également convoquées, les mânes de l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier (attaché à la symbolique des cols, qu’il préfère à celle des sommets**) et des combattants anonymes qui se sont livrés bataille, dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, sur les crêtes et cols franco-italiens. Consacré au photographe allemand Berthold Steinhilber, un portfolio de belles dimensions présente d’autre part quelques-uns des quatre-vingts cols alpins dont ce spécialiste de la photo de paysages a tiré le portrait. Magnifiques, ses images, d’une densité puissante : « Lié au rocher, aux ondulations du relief, à ses aménagements, le col s’apparente à un chant polyphonique où rythmes et couleurs mettent tous les sens aux aguets. Une partition qui, selon les lieux, sera sonate pour piano, suite pour violoncelle ou symphonie », commente, les yeux grands ouverts et l’ouïe fine, l’ethnologue Guillaume Lebaudy qui introduit cette sublime série. Voilà, vous avez là un petit aperçu de ce que contiennent ces deux parutions qui ont en commun d’être vraiment dépaysantes. Ce que réservent leurs prochaines livraisons respectives ? Au sommaire du Roaditude à paraître en novembre, on annonce un ensemble autour de la passion de l’automobile. Quant à L’Alpe, dont le numéro de fin d’année est tout fraîchement disponible, il fait la part belle au Valais, canton au visage kaléidoscopique…

 

 

Anthony Dufraisse

 

 

* En l’espace de quelques mois, il se serait écoulé à plus de 100 000 exemplaires… Combien de revuistes rêveraient pareil tirage !

 

** « Le sommet ne peut que dire : “je domine, j’aplatis” ou : “J’ai porté ces gens sur mon dos”. Le col, lui, même le plus sauvage, même le plus perdu, a mille histoires à raconter. » (Lignes tirées de son ouvrage Histoires d’une image).