Secousse : Pour Franck Venaille

Ainsi aura-t-il fallu qu’un poète meure pour que Secousse, après avoir semblé définitivement refermer ses pages, renaisse. Double revie donc parmi les cendres encore chaudes : Secousse revient pour un numéro tout entier consacré à Franck Venaille mort le 23 août 2018. Qui prétend que les revues sont lentes quand il aura fallu tout juste un an pour que cette livraison compose un sommaire aussi éblouissant que foisonnant ? 22 contributions rendent hommage au poète couturé. Un romancier (Arno Bertina), une romancière (Pauline Delabroy-Allard, seule femme), un critique et essayiste (Michel Crépu) et un artiste (Ernest Pignon-Ernest) se glissent parmi les poètes — amis et lecteurs fervents — qui évoquent l’auteur de La Descente de l’Escaut (le livre le plus cité — un bémol d’Yves di Manno — avec non loin La Tentation de la sainteté que j’avais lu en son temps, dévoré puis oublié, à cause du titre sans doute). À cause du foot (ici le texte allègre de François Boddaert avec Venaille en footeux taiseux.)

 

 

Non, on ne saura faire une recension de ce numéro (d’ailleurs, nous voici encore en train de descendre l’Escaut, lentement, savamment en compagnie de Jean-Patrice Courtois) tant les variations proposées sont diverses : poèmes (Pascal Boulage, Pascal Commère comme une cataracte), « adresse » pour un dernier salut (Marc Blanchet), témoignages et souvenirs partagés (Daniel Bigas, Jean-Claude Caër, Alain Veinstein),  études (Gérard Cartier, Crépu) parfois « obliques » (Christian Doumet).  Au cœur de ces évocations, la tendresse domine, la chaleur, un attachement à l’homme qui avait fait de sa vie un poème aussi sûrement que sa poésie avait fabriqué l’homme. « On l’aimait » dit simplement Caër à sa compagne Micha au moment de la mort de Venaille. Diraient-ils tous.

 

Le lyrisme désespéré mais charnel et vivifiant de « l’Enfant rouge » réunit ici des voix dont le timbre coutumier (ce qu’on sait de chacune) sonne parfois éloigné des orages de Venaille et sur des crêtes poétiques fort différentes entre elles (l’une des beautés de ce numéro : l’arc des voix avec l’arc des générations). Quant au lyrisme : noir (Claude Adelen), du sujet fracturé (Bertina), angoissé (Cartier), politique (Alain Lance), objectiviste (Emmanuel Laugier).

 

N’importe, pour l’éprouver, il faut acquiescer à l’invitation d’Emmanuel Moses :  « Ouvrez n’importe lequel de ses livres, tout de suite vous serez comme cloué et soulevé en même temps. »

 

Couverture Revue Europe (détail)

 

Pour clore ce numéro d’exception, juste avant un portfolio intime, deux textes de Venaille (sur Audiberti et sur Dominique Labarrière) et la reprise d’un entretien savoureux réalisé par Catherine Soullard dans lequel le portefeuille (objet social et réserve intime) est un personnage capital et la chute : « Quand on devient un très vieil homme, on a aussi un portefeuille à la peau toute craquelée, toute usée, toute usagée, qu’on n’ose plus montrer à qui que ce soit. De même que, j’imagine, quand on est vieux, on se cache dans d’immenses peignoirs. J’ai le désir de m’acheter un chapeau, quelque chose de très bien. Je me demandais pourquoi j’avais envie de ce chapeau, et j’ai pensé que c’était peut-être pour me cacher. Ça sera un chapeau noir, bien sûr. »

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« Dans tous ses accents, ses tonalités, ses timbres, dans l’indémêlable du tragique et de la grâce, de l’ironie et de l’extrême délicatesse du sentiment, dans sa force même, qui jamais ne prend pour levier la force, mais la part vulnérable de l’être, cette voix se diffractait en nous comme elle se diffractait en elle-même. » (Jean-Baptiste Para)

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« Le grand arc de Franck Venaille. Ses bras immenses pour tout embrasser. Les oiseaux et la guerre. L’effroi et la beauté. La beauté des prières comme celle des bars d’écluses, au bord des eaux grises. » (Arno B.)

 

À l’« enfant de la douleur première » (Claude Adelen : « Il était entré en poésie écartelé par les grandes forces destructrices de l’être, auxquelles il aura fallu ajouter celles de la guerre et de l’idéologie qui n’ont cessé de travailler son désespoir intime. »), pour l’homme de revues (Chorus, Monsieur Bloom) que fut aussi Franck Venaille, on ne pouvait imaginer plus beau Tombeau qu’un numéro de revue, un numéro de Secousse évidemment. Et c’est magnifique.

 

André Chabin