Sœurs no 1

 

 

 Il y a quelques mois, quand j’ai appris sur internet le lancement de cette nouvelle revue, j’ai été immédiatement conquise : « Sœurs est une revue de poésie trimestrielle », nous disait-on, « qui vous fait découvrir des poétesses de toutes les époques et régions du monde. » Féministe, je me réjouis toujours des espaces qui célèbrent et font résonner la voix des femmes. Un tel geste de publication est toujours déjà militant, qu’on le veuille ou non (bon, soyons honnêtes, quand on le fait, on le veut souvent). Un engagement que confirme le dernier poème de ce numéro un, le texte « Résistance » de Kettly Mars, qui se conclut par la puissante formule : « La poésie est la seule arme de construction massive ».

 

C’est peu dire que les voix de femmes sont encore sous représentées dans le monde de la poésie. Il suffit de se rendre dans n’importe quel rassemblement poétique pour une immédiate piqûre de rappel… Il ne faudrait cependant pas oublier que d’autres privilèges et discriminations croisent le genre pour finir par ne laisser dans la trame de l’Histoire écrite et enseignée que quelques rares poétesses blanches, valides, généralement nord-américaines et/ou européennes, issues de famille très aisées… Toute publication interrogeant le « canon » poétique, et remettant en question ses impensés, ne devrait donc que nous inciter à la lecture.

 

Quand j’ai reçu le premier numéro, j’ai été immédiatement séduite par son esthétique : le petit format permet de l’emporter partout avec soi – particulièrement pertinent pour la poésie, qui se prête si bien à une lecture buissonnière, courte ou répétée… Dix minutes à patienter pour le bus ? Une trop longue file d’attente ? Loin de moi l’envie de tout optimiser – ne rien faire, simplement être, c’est aussi nécessaire à la poésie (et à la vie) que la lecture… Mais tout de même, quelle joie quand chaque jour, on peut piocher quelques vers dès que s’en fait ressentir le besoin… J’ai donc lu le numéro comme je le fais toujours : une première fois de bout en bout, dans la plus pure obéissance de l’ordre des pages, pour revenir ensuite, au gré des envies et du hasard, sur tel ou tel texte, telle ou telle illustration.

 

Comme on en est à discuter du bel aspect de cette revue, j’ajoute que j’ai beaucoup aimé la chartre graphique, notamment ce mélange de pages blanches et bordeaux, rehaussées de lettres rose vif. La responsable de la conception graphique est Anaïs Marchais, et les illustrations sont quant à elles signées Marie Fré Dhal, et mettent en scène des corps fleuris, d’élégantes ramifications végétales, des papillons ou oiseaux en plein vol. On apprend au passage que chaque numéro aura une illustratrice attitrée. Encore une belle idée éditoriale, décidemment ça commence à faire beaucoup.

 

La revue Sœurs a fait le choix de publier des poèmes originellement en français comme des poèmes traduits. Une aubaine pour nous autres lecteurices, qui aimons tant (re)découvrir de véritables pépites… Ici, certains poèmes nous parviennent en traduction française pour la toute première fois : ceux de Bilkis Moola et Jenna Mervis, traduits par Leïla Frat, également directrice de la publication. Narjisse Moumna, quant à elle, en plus de traduire des textes de Margaret Cavendish, de Julia Ward Howe, et de Sara Teasdale, a ainsi également traduit son propre poème de l’espagnol (« Un timbre de sang »). Ce sont donc des poèmes en français que nous lisons, mais qui nous parviennent aussi via le russe, l’arabe, l’anglais, le portugais, l’espagnol, le polonais et le chinois. Au niveau des époques, si la période contemporaine, celle des XXe-XXIe siècles, est la plus représentée parmi les vingt autrices de la sélection, on trouve aussi trois poétesses ayant vécu respectivement au XIe, XVIIe, et XIXe siècles.

 

La revue propose un poème par autrice, toujours suivi d’une courte biographie, ce qui permet de valoriser leurs mots tout en mettant en lumière leurs trajectoires, inspirations et publications. Mais cette revue n’offre pas seulement l’occasion de lire ou de relire des poétesses que vous admirez – ou que ne saviez pas encore que vous admiriez… Une thématique traverse le numéro : le rapport au pouvoir des mots, à l’acte de création, à la poésie. L’inspiration qu’on y puise en est donc redoublée : à la consolidation de la représentation des autrices s’ajoute l’encouragement à la poésie comme possible. Il y a fort à parier que ce volume en inspirera plus d’un·e, comme à travers cette adresse « À Sappho » de Sara Teasdale, « Seul chant divin que le monde ait jamais ouï » (traduction de Narjisse Moumna).

« Qu’est-ce qu’un poème ? » interroge explicitement Narjisse Moumna dans son propre texte. Du geste d’écriture, ce numéro dit notamment la patience (« De mes vers, comme des vins précieux / Viendra le tour. », Marina Tsvétaïéva), le temps et la mémoire (« Il y a quinze ans, / sous la lune épanouie, / Nous avons composé des poèmes / célébrant les fleurs », Li Qingzhao dans une traduction de Zheng Su), la volonté et la détermination (« Sur les rides du monde / pour conjurer l’oubli / je veux écrire / un long poème », Marie-Célie Agnant), le potentiel d’allégresse (« Je voudrais de langage ma fantaisie revêtir », Margaret Cavendish) ou de rébellion (« Ô Nature ! bientôt, sous le nom d’industrie, / Tu vas tout envahir, tu vas tout absorber. Le poète navré s’indigne et se récrie », Louise Ackermann), son incarnation dans la tendresse (« hier j’écrivais des poèmes / comme je distribue aujourd’hui les baisers », Halina Poswiatoska, traduite par Isabelle Macor-Filarska), la vie que donne la poésie (« et je naîtrai de l’épaisseur signifiée / du verbe », Nicole Gdalia) comme celle qui la compose (« Ce poème n’est pas une conférence de mots et de phrases / à écouter, prendre en note dans des brumes catatoniques / entre le débat sur les strophes à l’heure du thé / et l’état du soleil roulant là-haut », Jenna Mervis dans une traduction de Leïla Frat). Poème peut-être aussi comme ultime repère et ancrage : « Moi qui pour patrie n’ai plus / Que les mots et le papier » (Maram al-Masri, traduction d’Alain Gorius).

 

La sororité est très clairement présente dans ce projet, d’un point de vue éditorial comme auctorial, et c’est là encore une force de cette revue. Sandra Coutoux, dont la biographie nous précise qu’elle « participe régulièrement à des ateliers d’écriture féministes, organisés par l’association Langue de Lutte, qui permettent de libérer et valoriser la parole des femmes » écrit ainsi dans « Les mots nomades » : « Laisse voyager tes mots. Ne les retiens pas. / Laisse-les partir pour faire de l’espace à ta voix. / Je suis celle qui libère les mots que tu ne dis pas. »

 

La libération, ne nous méprenons pas, n’est pas que celle d’une parole. Elle est celle de l’accueil, sinon de l’interprétation du silence. Ce thème revient : « il est des mondes sous marins, / que seul le silence / de la poésie peut pénétrer » (Conceição Evaristo, traduite par Rose Mary Osorio et Pierre Grouix). Au silence répond la figure du vide : « Rien que le vide / Et cette maudite plume qui ricane / zigzague / et n’écrit plus rien » (Jeanie Bogart). Un vide puissamment créateur, alors, comme dans le texte de Feriel Chabli : « Mais c’est dans les moments sensibles, / ou pensée semble vide, / que dans l’instant présent, s’inspirent les plus belles rimes, / celles qui oublient l’avant, / faisant naître l’après ».

 

Douceur et douleur, les émotions explorées sont multiples. Mais si chaque poème déploie son propre univers, reste pour les rassembler cet invincible espoir de la poésie. Aux émouvants vers qui ouvrent le poème de Cathy Jurado : « Un jour, / comme elle, / je n’écrirai plus. » répondent les non moins émouvants vers de Bilkis Moola, traduits de l’anglais par Leïla Frat : « Quand ton poème atteindra sa fin, / Pour épitaphe, on pourra lire – / Ici demeure celle qui vécut comme un poème, / Une vie que l’âme a rendu immortelle. » Alors que je referme la revue, résonnent encore dans chaque recherche les mots d’Anna Gréki : « J’aurai raison demain. J’écris. »

 

Lou Sarabadzic

 

 

Publié dans La Revue des revues no 64