Un monde à part : Les Sports modernes

Si les tensions paradoxales continuent d’exister entre le sport et les pratiques artistiques, ambiguïtés médiatiques et culturelles auxquelles le monde de la revue ne déroge pas, malgré des particularités que nous avons décryptées ailleurs, il est tout aussi vrai que le sport constitue un domaine désormais légitime pour l’étude des sciences humaines et sociales. Phénomène de société porté par des attentes fortes et ancrées (compétition, santé, divertissement), assis dans certains cas sur une puissance financière et médiatique (football, cyclisme, olympisme…), il interroge les habitus de notre temps de manière plurielle et originale, et est en mesure d’intégrer les indicateurs prégnants du contexte ultracontemporain dans un continuum historique.

 

 

C’est justement une des grandes réussites du premier numéro des Sports modernes, revue suisse publiée par l’Association pour la valorisation des archives et de l’histoire du sport, qui consacre un dossier thématique passionnant à la montagne, dont est questionnée la capacité à être « un territoire moderne ». Dans un format imposant, riche d’illustration et plurilingue (français, allemand, anglais), les articles traitent de ce monde à part qu’est la montagne, la réalité de sa minéralité, tout autant que les fantasmes et représentations qui en font un espace intense et chargé symboliquement. Comment, en l’espace de quelques décennies, la montagne est-elle sortie de son austérité pour venir capter les lumières de la modernité ? Les articles du dossier montrent ainsi le basculement progressif de la montagne comme espace hors du temps, replié et terre d’exodes, vers un territoire annonciateur de changements globaux. Révélant une vision positiviste et une confiance aveugle dans les marqueurs progressistes de la modernité, la montagne, à commencer par les Alpes suisses et françaises, représente une conquête permanente : celle des aventuriers capables de défier son imposante majesté ; celle d’une rationalité triomphante, en mesure de domestiquer et d’optimiser les espaces. Comme l’expliquent Pierre-Yves Donzé et Claude Hauser au travers d’un comparatif entre les Alpes et les massifs nippons, la conversion suit les trajets, mais aussi les travers de la société contemporaine : des quêtes personnelles aux accents spirituels relayées par une massification des démarches commerciales, faisant de la nature un territoire aussi bien idéalisé qu’exploité.

 

Dans ce panel de questionnements sur la modernité, la montagne s’installe avant tout dans les imaginaires, paysages intérieurs où le sport construit quelques lignes de fuite : « franchir les cols, atteindre les sommets, glisser sur les pentes », pour reprendre le titre de l’article de Grégory Quin sur la construction de la station suisse de St Moritz, est le signe d’une modernité établie et équilibrée, mais résolument conquérante, l’alpinisme, le ski ou même la course automobile devenant les indicateurs de technicité, de vitesse et de maîtrise qui contrebalancent avec la brutalité minérale de la montagne. C’est, enfin, au travers de leur expression médiatique que ces différentes dispositions s’expriment et investissent le collectif. Dans ce contexte, le rôle de la presse quotidienne régionale est essentiel. Selon Dorothée Fournier, un titre comme le Dauphiné Libéré aurait forgé les représentations d’une montagne moderne, avec comme icônes centrales les stations de sports d’hiver, largement mises en scène par des figures fortes (le champion, le moniteur) et par des signes de réussite capitaliste (croissance économique, niveau de vie équivalent aux villes). Surtout, en regard de cette modernité attrayante, l’archaïsme montagnard définit un autre territoire de conquête. Les derniers paysans apparaissent comme coupés d’un monde que quelques personnalités (facteur, médecin, instituteur) aident à maintenir en proximité d’un environnement meilleur, plus accueillant. La guerre des mondes se jouent aussi dans les lignes de la PQR. Plus qu’une belle promesse, ce premier numéro de Sports modernes est la confirmation de l’intérêt du sport pour les travaux historiographiques, mais aussi de la richesse de fonds d’archives parfois peu exploités.

 

Frédéric Gai

 

Les Sports modernes. Société, culture, temporalité, territoire, no 1 (2023), « La montagne : territoire du moderne », Éditions Alphil / Presses Universitaires Suisses