Ubu, Scènes d’Europe raconte le grand troc du théâtre

 

Dans le premier tome de son Journal de travail (paru ce printemps chez Actes Sud), Patrice Chéreau dit, dès le début, à la fois les obsessions qui l’habiteront toute sa vie, sa pulsion de travail, la nécessité de l’effort, le poids de l’invention d’une forme adossée à une autre forme, la confrontation des corps, leur proximité, le besoin impérieux de se situer, de se connaître, d’apprendre de ses propres intuitions, du travail de théoricien, la joie de l’appropriation, de la transformation. On sait la puissance érotique du travail de Chéreau et sa nature profondément politique. Ainsi, dès ses premiers pas de metteur en scène – il a à peine dix-neuf ans –, il déplace l’héritage de Brecht, le transmue, le fait sien, lui appose la dimension d’une autre époque. Intégrer l’autre à soi, à sa pratique, à sa voix, accepter une histoire qui nous précède, adopter ou refuser des formes préétablies, des règles, des usages, des habitudes ou des pratiques semble singulièrement prégnant dans le travail théâtral.

 

On y est ensemble – c’est sans doute pourquoi ce partage apparaît plus nettement peut-être. On est obligé de s’y exposer – acteurs, metteurs en scène tout autant. On y est engagé particulièrement, implacablement. On se passe la main, on transmet, on apprend, on s’oblige à une continuité, sorte de cycle vital.

 

La nouvelle livraison d’Ubu, Scènes d’Europe consacre un dossier conséquent à la question de la transmission – positive et négative –, à comment une génération de comédiens et de metteurs en scène prennent en charge ce qui les précède, ce qu’ils doivent accepter, changer, tourner, contourner. Le théâtre est une affaire de relations : entre soi et soi-même, le comédien et le personnage, le corps de l’acteur et la voix, le texte et son lecteur, un metteur en scène et un troupe, entre le passé et le présent, entre les durées du texte et de la représentation. Il y a une tension évidente qui le marque. Ainsi, intitulé « Hériter et transmettre », ce numéro traverse des situations exemplaires, série des exemples, revient sur des situation où un relais se passe, où quelque chose de l’un s’incarne dans l’autre, dans sa pratique. des ombres planent sur le théâtre, on revient à des enjeux, on les reprend, on s’en débrouille.

 

Ainsi, la filiation qui relie la mise en scène de L’Éveil du printemps de Wedekind par Clément Hervieu-Léger avec la démarche de Patrice Chéreau est évidemment mise en avant dès l’abord, comme un exemple d’incarnation, de reprise de principes de mise en scène. On y note que le metteur en scène « ne rompt pas avec le passé. Il le fait sien, se l’approprie et le signe de son nom. » Il en accepte la présence « tatouée à même la peau de son théâtre », accueille « la trace palpable et concrète de l’artiste défunt », en « héritier du maître que voilà ». Car l’une des positions les plus claires que la série d’interventions de ce numéro met en lumière demeure la figure du mentor, du maître, du professeur. Ainsi on lira l’influence de la pratique de l’un dans celle de ceux qui le suivent, l’ont suivi, un peu, beaucoup, passionnément. On n’oubliera pas l’affection filiale de Laurent Terzieff pour Roger Blin, l’implication de Vitez auprès de ses élèves, la place de Chéreau pour Pascal Grégory ou Dominique Blanc, ou bien encore les relations privilégiées entre metteurs en scènes et acteurs élus, choisis. On s’accepte, semble proclamer tous les articles de ce numéro, on se reconnaît, on s’adopte, on se prolonge. Ainsi le très bel article de Jean-Pierre Thibaudat qui revient sur l’extraordinaire figure de Tania Balachova.

 

Tania Balachova

 

Il nous rappelle l’admiration que lui porte Claude Régy, l’importance qu’elle a eu dans les carrières de Trintignant, de Nolot, d’Arestrup ou de Grumberg, ou encore de Seyrig et Lonsdale. On se passionnera pour les notes qu’a pris Milena Vulotic durant ses cours, rassemblées par thèmes. On y lira par exemple : « Avant de travailler un rôle, je voudrais que vous pensiez au présent, et avant au passé, et ensuite aux projets du personnage que vous mélangerez avec vos propres projets, votre propre passé, comme toujours. » Elle les encourage à une disponibilité extrême, totale, « une tranquillité presque magique ». On ne peut qu’être touché par ces bribes comme ressorties d’un intime collectif.

 

C’est ce travail collectif qui ressort à la transmission, à un apprentissage, à une volonté de partage et de reconnaissance. Ainsi les expériences de l’école créée par Teresa de Keersmaeker, P.A.R.T.S. ou bien encore l’expérience menée par 1er Acte dont Chantal Boiron rend compte à différentes étapes d’un travail qui amène de jeunes comédiens à des représentations à l’Odéon. Ces phénomènes d’héritages, de transmissions, de continuité ne s’exercent pas que d’une manière interne au théâtre, à ses pratiques, ils s’organisent aussi autour de corpus, d’affinités, de reprises, de progression dans l’appréhension des oeuvres, en une forme de fidélité. Ainsi on lira l’article « Courant continu » qui explore les relations d’Anne Théron avec Alexandra Badea, de l’obstination de Stanislas Nordey à monter des pièces de Pasolini ou de la fidélité fructueuse entre Françon et Vinaver. On se rappelle la relation charnelle qu’inaugure le théâtre, un rapport au temps, à son incarnation, à sa reconnaissance. On y lira des fidélités exemplaires, des variations, des relations qui relèvent du don ou du troc, de l’accession commune à une forme de disponibilité qui prédispose aux échanges, à l’interruption d’une relation qui excède les individus, les textes, les choix esthétiques.

 

Il y a quelque chose d’une répétition infinie. Et ce numéro pourrait s’écrire à l’aune de cette phrase d’Antoine Vitez : « J’essaie à mon tour de transmettre cette liberté qui m’a été donnée. »

 

 

Hugo Pradelle