La Guerre d’Algérie : une mémoire présente

 

Commémorations des accords d’Evian, polémiques diverses, conflits diplomatiques entre les gouvernements français et algérien, mouvement Hirak et manifestations monstres, clins d’œil politiques plus ou moins démagogiques aux Pieds-noirs et aux harkis pendant la campagne présidentielle, crise de l’énergie, enjeux migratoires… La guerre d’Algérie continue de peser sur la vie politique, les choix mémoriels, la manière dont on conçoit, sur les deux rives de la Méditerranée, nos mémoires, nos histoires, nos identités… Cette guerre, longtemps tue, évacuée, euphémisée, plus le temps passe, prend de la place dans la création artistique – théâtre, cinéma, photographie, littérature… On pensera aux livres de Laurent Mauvignier, Alice Zeniter, Jérôme Ferrari, Brigitte Giraud, Alexis Jenni, Maïssa Bey, Roland C. Wagner, Patrick Pécherot, Michèle Audin, Kaouther Adimi… Ou on verra les films de Lucas Belvaux adapté de Des hommes l’an passé ou bien celui de Helier Cisterne, inspiré de De nos frères blessés de Joseph Andras consacré à Fernand Iveton interprété par Vincent Lacoste qui vient de sortir…

 

Comme l’écrivent les responsables du nouveau numéro de Mémoires en jeu en préambule du considérable dossier consacré aux mémoire(s) de la Guerre d’Algérie : c’est un conflit qui demeure « une question présente ». Et c’est cette prégnance qui occupe l’équipe d’une revue essentielle pour considérer les questions historiques majeures de notre époque et concevoir la pluralité des mécaniques de la mémoire et de son récit. Comme toujours cette revue interroge non pas l’état de la science historique, mais les mouvements qui animent nos sociétés en regard de sa mémoire, des traces complexes qui s’y impriment, sur la circulation des idées, des conceptions, des réflexions sur le faits mémoriel. Actant une « hyperactivité mémorielle » plus que probable pour l’année 2022 autour de la Guerre d’Algérie, l’équipe de Mémoires en jeu assume de penser la diversité des approches, des méthodes, des points de vue, reconnaissant une pluralité, une sorte de dissymétrie que trop souvent, pour de fort mauvaises raisons, on a tendance à masquer.

 

 

La revue a donc voulu « rassembler des voix qui parfois se contredisent – car Mémoires en jeu ne cherche pas à entretenir l’idée d’un consensus et se constitue, au contraire, comme un espace capable d’accueillir la contradiction. » Et elle entremêle ainsi des regards, algériens, français, de spécialistes, mais aussi des images documentaires fortes, avec des réflexions et des travaux sur les questions des représentations de cette période dans différentes formes d’art. Ce numéro fait se confronter, positivement, les sources, les moyens de penser l’histoire. On est frappé singulièrement dans cette livraison du soin apporté à mettre en relation le discours des historiens sur leurs pratiques et les modalités d’une mémoire traumatique et vive, ancrée dans notre politique, et des approches plus sociologiques, de l’intérieur en quelque sorte, de l’implication effective de la mémoire dans nos sociétés respectives. C’est que tout est lié lorsqu’on parle de la Guerre d’Algérie, tout se tient, se chevauche. Travail relativement titanesque, si on nous permet cette drôle d’expression. On ne peut qu’être impressionné par la matière et la richesse d’une numéro de plus de 200 pages qui balaie un spectre extrêmement large.

 

On se passionnera pour la série d’entretiens qui ouvrent le numéro avec, évidemment, Benjamin Stora, mais aussi Sylvie Thénault, Rapahaëlle Branche, Fabrice Riceputi, Malika Rahal ou encore Amar Mohand-Amer. Tous parlent du travail particulier de l’historien qui s’intéresse à cette période et interroge son propre discours, les moyens de sa recherche, ses implications. C’est qu’il y a toujours une dimension d’engagement dans sa démarche, qu’il ne peut escamoter. Si le numéro s’ouvre sur une Lettre ouverte au président algérien pour qu’il donne accès aux archives nationales (on reconnaîtra des débats qui touchent aussi nos autorités, pour le Rwanda par exemple). On se plonge ainsi dans les réflexions de praticiens de l’histoire sur la manière dont les politiques mémorielles se déploient ou s’empêchent, sur leur impact dans la cité, dans la vie commune, sur ce qu’elles relèvent d’un état politique collectif. Il s’y désamorce nombre de clichés ou d’idées reçues, on y aborde les questions par les deux bouts, sans unilatéralité de mauvais aloi.

 

Ce numéro interroge en profondeur la place de cette mémoire dans nos existences, dans la société, ce qu’elle fait se jouer d’un sentiment commun. On lira des textes très divers. Par exemple un article passionnant de Giulia Fabbiano sur la mémoire du déplacement et du reniement des harkis ou un texte de Philippe Mesnard sur la manière « d’exposer la Guerre d’Algérie », comme un long entretien sur le mouvement Hirak. On s’y interroge autant sur les traces du passé, les faits, la manière dont on les racontent, que des effets plus ou moins directs de cette période. Mémoires en jeu propose ainsi un « focus » sur la région Rhône-Alpes qui accentue certaines questions et rappelle des évènements méconnus. On lira, avec le plus grand intérêt un long article, très documenté, de Paul Max Morin du Cévipof qui réfléchit, à partir de données statistiques, la place de la guerre dans la mémoires des jeunes d’aujourd’hui. Inventif et clair cet article éclaire, bien souvent de manière surprenante, la prégnance de ces évènements dans nos perceptions du présent, les incessants déplacement des valeurs ou des accentuations qu’on adopte. C’est que tout ici est mouvant, changeant, que la relation de l’histoire semble inévidente, complexe, empêchée, et que ce ne sont que des expériences, appuyées les unes aux autres, des relations toujours renouvelées qui nous permettent de penser notre propre rapport à notre mémoire.

 

Mais la Guerre d’Algérie ne relève pas que d’une donnée historique complexe. Elle s’impose comme une période qui influe fortement sur nos positions politiques, sur la manière dont on vit ensemble. Et surtout, elle infuse nos imaginaires. Longtemps refoulée, assourdie – on ne fera pas la liste des grands écrivains qui s’en sont saisi, de Camus à Rachid Mimouni en passant par Pierre Guyotat – et ont configuré notre manière de l’appréhender. Le numéro de Mémoires en jeu fait ainsi la part belle à un panorama des gestes littéraires et artistiques qui travaillent cette période, questionne sa place, refonde notre mémoire. On lira ainsi des articles assez classiques sur le film que Lucas Belvaux a tiré du roman de Laurent Mauvignier, Des hommes, ou un très utile texte de contextualisation général de Catherine Brun centré sur Mathieu Belezi. On découvrira le surprenant travail uchronique de Roland C. Wagner dans un texte d’Anna Roche ainsi qu’un étonnant travail sur la place de la Guerre d’Algérie dans la littérature jeunesse. Les arts scéniques sont également présents avec un article sur le rap algérien ainsi qu’un texte d’Anne Schneider sur la bande dessinée. On ne fera pas la liste de toutes les contributions, riches, précises, informées, dynamiques, d’un numéro très dense, on signalera sous forme de clins d’œil les réponses de revuistes qui animent A littérature-action et les éditions Chèvre-feuille étoilée, fidèles du Salon de la revue, à la fin de la livraison. Dans l’urgence de l’actualité, pour s’orienter dans une matière historique complexe, souvent abrasive, pour reconnaître nos ambiguïtés ou nos partis pris, pour s’entendre les uns les autres, pour penser, de manière collective, la circulation des mémoires, il faut lire ce numéro de Mémoires en jeu !

 

Hugo Pradelle  

 

Nous avons reçu Mémoires en jeu pour une soirée en février 2022

Vous pouvez la revoir ici