

Il faut le dire d’emblée, avec la même franchise qui habite tous les textes de Déclouer le bec, la revue que Marlène Soreda fait toute seule à Avallon : cela faisait un bon moment qu’une revue aussi honnête, aussi sûre de la puissance de sa forme même, qu’un geste de revuiste n’étaient si touchants, si tendres et si lucides. Car oui, ce petit objet, entre fascicule, enveloppe, pliage, notule, est bien une vraie belle revue ! C’est qu’il obéit à un projet et à une nécessité – faire quelque chose de la violence désordonnée de notre monde, du désarroi de ceux qui s’essaient à y résister, même modestement, remettre au centre une politique de l’existence, la force de la vie.
La revue peut se lire sur deux plans. Comme le récit, sous la forme d’une enquête, d’une nouvelle vie qui commence, dans l’Yonne, de la découverte, après l’épidémie de covid, de nouveaux lieux, de nouvelles personnes, d’un nouveau rythme. C’est une sorte de magnifique détour, pour se saisir mieux, plus évidemment, de soi. Alors elle raconte des choses simples, la découverte de la ville, le bistrot ou le salon de coiffure, une plongée dans les archives Gaston Chaissac de la bibliothèque… À l’observation de cette « sociologie en lasagnes » considérée avec un humour lucide énergique, la revue se fait la chambre d’échos d’une douleur intérieure, d’une inquiétude. Et sa composition, littéraire, visuelle et matérielle, revient à lutter contre la « maladie noire » qui accable les « pauvres diables » qui luttent contre une société qui s’assure dans une forme d’indifférence, de distance, de technicité.
Et n’est-ce pas ça, faire une revue ? Marlène Soreda, avec une vigueur inquiète et fragile, lance cette « revue d’une seule » – quel magnifique sous-titre pour une revue dont le titre (involontairement probablement) fait entendre le nom de Houellebecq – qui ne fait que se tendre vers les autres, pour les entendre, les accueillir. La revue sert à cela aussi, à explorer son malaise dans le monde, de questionner, en actes, nos paradoxes. Après l’aventure – avec Baudouin de Bodinat – de Dernier carré (bulletin de la Société des Amis de la Fin du Monde), Marlène Soreda se jette seule dans le grand bain, avec la responsabilité d’écrire pour faire quelque chose du désordre que nous affrontons chacun dans nos solitudes.
C’est assurément pourquoi faire une revue toute seule, ce n’est pas être seule ou écrire pour soi. Non, Déclouer le bec est une revue de la relation, de l’échange, du partage. Jamais Marlène ne se laisse aller à une écriture complaisante ou exhibitionniste. Nul auto-centrage dans ces vingt pages très soignées qui, malgré une modestie de moyens, fourmillent d’inventions et de détails touchants qui ne semblent jamais relever du hasard ou d’une paresse, mais au contraire augurent un embrassement des autres. C’est que celle qui écrit tous ces textes, qui compose le sommaire de la revue, veut montrer que le seul moyen de tenter de lutter contre l’atonie contemporaine réside dans la pensée de l’écriture, par l’écriture.
Elle l’affirme clairement dans une sorte d’éditorial : « […] j’écris pour tenter de comprendre, de réfléchir, de penser. Pour découvrir ce que je pense. Et j’ai trouvé ceci, que ce ‘on’ qui parle ici, ce n’est pas nous, ce n’est pas je, c’est ce toi-moi à deux têtes : une qui va dans le monde nous représenter en bon état, et l’autre qui tombe éternellement dans un puits sans fond, terrifiée. Je veux comprendre ce qui nous arrive. Agir peut-être. » Texte serré, sûr, posé, profond. N’est-il pas évident que produire une revue relève de cette action de l’écriture, de la considération de notre place dans le monde et de ce que l’on peut y fabriquer ensemble ? Alors, faire une revue seule – il faut lire le n° 56 de La Revue des revues qui y consacre un important dossier intitulé « L’apothéose des fortes têtes » – revient à exacerber ces enjeux, les prendre en charge de manière absolue, sans autre recours que sa responsabilité. Le geste est, croyons-nous, bien loin d’être anodin ou anecdotique !
C’est sans doute pourquoi Déclouer le bec semble relever d’une pensée, de sa décantation longue, sérieuse, affairée, mais aussi d’une pratique, d’un geste matériel, d’une organisation. La revue se fait en même temps, par sa condensation et sa forme, le lieu d’une intelligence et d’un corps. Marlène Soreda, avec l’humour désespéré qu’on lui connaît, ne fait pas que bavarder ni ne nous impose ses petites obsessions, encore moins nous fascine par une forme audacieuse et ludique, elle nous fait un signe et nous entraîne dans une aventure extraordinairement revigorante. On y est au plus près de ce que fabrique le revuiste, de comment et pourquoi il intervient dans le monde.
Pour Marlène Soreda, cette seule-là, on s’amuse avec désespoir, on s’inquiète avec humour. La dernière élégance probablement ! Mais son Déclouer le bec représente surtout la lutte qui se mène en chacun d’entre nous, le conflit qui justement nous empêche et nous libère. La revue qu’elle lance aujourd’hui revient à décider entre l’inaction et le courage, entre la faiblesse et l’énergie. Sa revue, où « il y a finalement pas mal de monde », affronte sa propre solitude mais propose une modalité pour intervenir dans le monde, le réensemencer en quelque sorte. Sa revue n’est certainement pas celle d’un ego mais elle donne quelque possible pour résister à une certaine défaite de l’humanisme et remettre au centre un sentiment poétique du politique. On ne peut que lui en être reconnaissant et attendre la suite !
Hugo Pradelle