Voix tchèques

Disque blanc Kupka / revue étrangère / poésie tchéque

František Kupka, Le disque blanc, 1946 © CC BY-SA 2.0/G. Starke/Flickr

 

Les revues procèdent d’une concentration. Ce sont des lieux qui rassemblent des textes, les rapprochent, les anglent, leur proposent une forme d’organisation. Elles procèdent de choix – souvent d’une grande générosité, accueillantes – et suggèrent au lecteur de centrer leur lecture, de la restreindre, de la précipiter en quelque sorte. C’est une limite ouverte, une frontière poreuse. Et, en proposant, pour sa 63e livraison, une anthologie de poésie tchèque, la revue L’étrangère procède ainsi, ouvrant un corpus en en admettant la subjectivité et la restriction, pour en offrir un possible de lecture. Elle joue son rôle de revue. Elle élargit le regard, donne la possibilité d’entendre, dans leur ponctualité, des voix, des systèmes de signes, qui nous seraient demeurés, sans elle, inconnus.

 

Oui, les revues font découvrir des langages, des cheminements esthétiques, des pratiques poétiques, des histoires et des filiations qui nous étaient étrangers. La revue met à disposition quelques possibles, tout simplement. Elle propose une familiarité, une fréquentation. Et l’ample dossier qui porte ce numéro porté par François Rannou dépend d’une confiance, d’un accueil empathique. En faisant confiance à un traducteur – Benoît Meunier – qui vit à Prague, y enseigne, y traduit (du tchèque vers le français, mais aussi inversement), y fréquente les poète, les entend et dans leur langue et dans leurs relations, leurs histoires, elle propose des lectures d’une grande diversité, acceptant qu’elles échappent un peu.

 

Choisir six poètes semble avoir été fort ardu au compilateur-traducteur. Sans en faire une figure borgésienne, laissons-le nous faire passer ces poèmes, comme on parle d’écrivains qui, dans un moment, nous paraissent signifier un état de la poésie, d’un lieu, d’une langue. Et faisons-lui confiance. C’est subjectif, restreint, imparfait et injuste. L’anthologie retient et exclue, c’est la règle. Benoît Meunier garde des voix diverses, mais qui témoignent de véritables projets, avec des poètes d’âges différents, pas encore traduits en français, et qui donnent un certain tempo, comme se répondant, s’interpellant, comme un texte lié malgré tout.

 

Et, pour tout dire, ça marche bien ! On apprécie des textes qui nous frappent ; on reste un peu sur le bord d’autres qui nous intriguent. Il confie avoir choisi des poètes qui lui paraissent « chacun au bout de sa branche, tout à fait singuliers, pleins, authentiques ». Et pour parler d’eux, il écrit : « Ça dit la douleur et la rage, la solitude. Ça dit le plaisir, l’amour et l’amusement. Ça raconte une enfance. Ça retranscrit des vertiges. » On est frappé par le ton, par les préoccupations de ces poètes qui vont un peu à l’encontre de ce que, ignorants que nous sommes, on imaginerait aisément.

 

Ce sont des poèmes qui parlent de soi, de l’inconfort d’être, des remèdes qu’on trouve dans les choses. Oui, les poètes choisis par Benoît Meunier contreviennent. Là où on imaginerait une poésie marquée par l’histoire, par une dimension sociale, politique, collective ou par un lyrisme du commun, on trouve des singularités, des écarts, des étrangetés drolatiques ou comiques, des émerveillements devant les choses minuscules et des colères vives, des angoisses profondes. Bref, on lit des poètes qui tranchent dans le monde, à leur hauteur.

 

Comme l’écrit la jeune Marie Jehličková :

 

Je veux prendre le jour par le col l’assassiner

Démolir le regard Interrompre la mémoire Disloquer les vagues

     Anesthésier la foudre

M’effondrer à profondeur de genoux et cracher à hauteur de soi

 

Et comme se répondant à elle-même, dans le poème suivant :

 

Ma voix je l’arrache de mes plaies

Ce jour s’achève

vingt-quatre ans et quatre mois

nulle part je n’ai été

 

Il semble que chez les poètes que nous découvrons ici prime l’attention à un environnement prime, une manière de se situer, de se connaître, de se comprendre face au chaos du monde. On lira ainsi les poèmes aux formes hybrides et composites de Pavel Kolmačka (qu’Entrevues a reçu le 13 novembre dernier), teintés de philosophie et d’un lien mystique au réel, qui ponctionne des bribes du monde et les reconfigure avec une certaine fantaisie sérieuse, les proses poétiques de Pavel Novotný qui travaillent le familier et le quotidien avec une grande énergie ou les poèmes concrets de Jaromír Typlt. C’est avec le même souci que Sylva Fisherová affirme : Et le verbe était braqué sur la chose

 

Il faut entendre l’espèce de suspens qui habite ces poèmes, une manière de chercher en soi-mêmes des réponses inaccessibles et de fouiller le réel sans rémission. Il faut comprendre, peut-être, que ces poètes cherchent surtout des moyens poétiques pour faire tenir ensemble leur intime et le réel, d’inventer des voies formelles, d’imaginer des gestes de poètes pour acquérir une autonomie lucide. Voici ce qu’on peut entendre dans ce poème de Sylva Fisherová :

 

Les mots pendaient dans le silence

comme les pieds d’un gosse

sur le muret d’un jardin

on ne pouvait pas les achever

seulement les trancher

 

Un mot

mannequin fait de temps, fait

pour le temps

qui s’offre lui-même aux regards :

Égyptiennes pétrifiées

sur les murs des tombeaux

qui se sculptent elles-mêmes

dans le temps, qui sculptent

leur profil

éternel,

interminable ;

leur autre face elles l’ont

laissé là, par terre

Le temps est toujours

de profil, il est

le profil

 

Derrière cette armoire, il n’y a pas un mur,

il y a

 

Voici ce qui demeure suspendu, qui interroge, inquiète, perturbe chez tous ces poètes. Et ainsi, Kamil Bouška, lui, cherche les mots, d’une « personne » fascinante qui revient, telle une silhouette fantomatique, l’attraper par la manche pour lui demander qui écrit, pourquoi, comment, lui fait sentir la différence de qui écrit, de qui perturbe le monde par une parole, par la question que porte une parole, finalement, le poème.

 

Je respire à peine, mais je déverse des phrases étranges

Et je ne sais pas qui parle.

 

 

Hugo Pradelle

 

Photo de Une : František Kupka, Le disque blanc, 1946 (détail) © CC BY-SA 2.0/G. Starke/Flickr