Espace sort du cadre

Si l’art produit l’espace, Espace, elle, promeut l’art. Par le biais de la relation de l’art à la spatialité, cette revue canadienne, au titre évocateur, expose les pratiques artistiques contemporaines en lien avec le domaine de la sculpture, de l’installation ou de toute forme d’art induisant la notion de spatialité. Depuis 2014, les trois numéros par an présentent des œuvres d’art à 70% canadiennes, qui séduisent cependant un lectorat allant bien au-delà des frontières du Canada, grâce aux articles bilingues anglais/français.

Dépasser les frontières, c’est une de ses ambitions : elle livre une réflexion quittant le pur domaine de l’art pour traiter de thèmes politiques, mathématiques, ou encore philosophiques. Une pensée éclectique donc, mais toujours associée à la spatialité, qui se manifeste de manière récurrente au fil des pages de la revue. Constituée de quatre grandes parties, on s’y promène sans se perdre. On s’arrête près d’une marge mouvante, on contemple une photo pleine page, puis une ligne graphique nous ramène au titre suivant. Et l’on comprend vite que le souci de la spatialité se retrouve dans la mise en page. Cette revue est travaillée comme une architecture, son organisation logique livre un ensemble complexe et riche où se manifeste une volonté de profondeur. Le souci de sortir du cadre apparaît d’ailleurs formellement dans les hors-champs qui animent à plusieurs reprises les images, et la profondeur se retrouve dans les superpositions de textes à cheval sur des aplats colorés. Si on en ressort l’esprit en ébullition, on ne flotte pas pour autant dans Espace. La promenade, ancrée par une réflexion dense et argumentée, n’est ni superficielle, ni anodine.

Le numéro 114 (automne 2016) interroge le visage humain, qui a beaucoup inspiré l’art, et continue d’être très présent dans la création contemporaine. Ce miroir de l’âme et de la personnalité possède sans aucun doute une dimension sociologique, puisque c’est ce qu’on montre à autrui lorsqu’on communique. À travers l’étude de diverses pratiques contemporaines relatives à cet élément indissociable de l’identité humaine, Espace soulève différentes problématiques. Sociétales d’une part, puisque le visage peut être le symbole de l’identité culturelle, notamment à travers le masque, forme expérimentée par l’artiste Nicholas Galanin. Politiques d’autre part, avec un questionnement relatif à la surveillance et aux processus biométriques de catégorisation, traités par les œuvres de Zach Blas et Ursula Johnson ; ou encore, le processus d’effacement de l’individu dans le régime autoritaire chinois, dénoncé par les autoportraits de Liu Bolin. Des enjeux éthiques enfin, avec la réflexion sur une nouvelle humanité, que suscite l’émergence des robots et des nouvelles techniques, illustrée par l’œuvre de Patrick Tresset qui fait produire des portraits par des robots.

Ces visages calmes ou torturés, parfois lisses mais le plus souvent contorsionnés, fascinent et invitent à une contemplation quasi hypnotique. Les portraits présentés littéralement face à face sur des doubles pages nous observent. Espace nous confronte à des visages en vis-à-vis, et cette dualité qui se tisse au fur et à mesure nous rappelle à notre propre identité.

Blandine Chevestrier