Au Potager des revues, les fruits de l’imprévu

Alors que débute aujourd’hui, ce 11 juillet 2018, Partir en livre, la grande fête du livre pour la jeunesse*, Bernard Baillaud, professeur de Lettres (et grand spécialiste de Jean Paulhan, dont il assure l’édition des œuvres complètes chez Gallimard) revient sur la belle expérience pédagogique menée à l’IMEC qu’il accompagne depuis sa création, expérience conçue à partir des archives de l’Abbaye d’Ardenne ou plutôt, il nous invite à une pédagogie de l’expérience des archives. Entrons, avec des collégiens et des lycéens de l’Académie de Caen, dans Le Potager des revues… 

 

Rencontres poétiques, le 31 mai dernier dans la Grange aux Dîmes de l’abbaye d’Ardenne, D.R.

 

Le Potager des revues est un site numérique qui accueille, depuis 2013, les travaux issus des Rencontres poétiques, manifestation organisée chaque année à l’abbaye d’Ardenne, fruit du partenariat entre l’IMEC et la Délégation Académique à l’Action Culturelle de Caen. Ces travaux consistent en plusieurs séries de revues, ou de cahiers de poètes, écrits, composés, publiés par des élèves de collège et de lycée, inspirés de ces jeunes ancêtres dont les archives sont déposées à l’IMEC : Jean Cayrol et Jean Tardieu, Jean Paulhan et Max-Pol Fouchet, Roland Dubillard et Pierre Albert-Birot, entre autres.

 

À l’abbaye d’Ardenne, le potager a d’abord été un véritable potager, sans autre nom que celui de potager, situé devant le pressoir. Un potager donc, tel qu’en lui-même, purement local et entretenu successivement par plusieurs associations. Il suit et suivait le rythme des saisons, ne recule ni ne reculait devant le risque de paraître hivernal en hiver, et printanier au printemps. Véritablement, l’éditeur Christian Bourgois y a fait cueillir sa dernière salade. Ce potager a donné par la suite un site numérique, intitulé Le Potager des revues, projection revuiste du simple territoire des plantes qui poussaient à l’abbaye d’Ardenne. Détournons sans ambages la question de Jean-Christophe Bailly dans Le Dépaysement  : « Qu’y a-t-il donc dans ce potager ? »

 

À l’origine, la poésie. C’est tout. Plus spécifiquement, l’énergie qui émane des manuscrits des poèmes, le travail de l’écriture (qui est et n’est pas un travail). Un fétichisme ? oui, si vous y tenez, et si vous n’avez pas d’autre mot à l’esprit. La parole qui parle aux enfants, parce qu’ils comprennent. Une naïveté ? bien sûr, si vous y pensez, et si vous n’avez que ce mot en tête. Et même l’invraisemblable croyance selon laquelle chaque élève serait un auteur. Tout ce que vous voudrez. Sauf que ces mots, si on les employait, manqueraient leur but, et que ce n’est pas vrai. Pas vrai, même pas vrai. Les enfants ne sont pas des enfants, ils connaissent par cœur la cruauté. Et pourtant, ça tourne.

 

Qu’y a-t-il d’autre dans ce potager ? Un peu après l’insituable origine poétique, la conservation des archives dans les boîtes, le brutalisme des blocs de Compactus, ces rayonnages qui roulent sur leurs rails, et que l’on manœuvre au volant, avec le sentiment d’être dans une salle des machines.

 

Dans les magasins d’archives de l’IMEC à l’abbaye d’Ardenne, Ph. Delval

 

Compactus dans les magasins d’archives de l’IMEC à l’abbaye d’Ardenne, Ph. Delval

 

Il est vraisemblable que ceci n’aurait pas eu lieu sans cela. L’énergie des documents vient de cette contradiction, entre la fragilité du papier et la neutralité des boîtes. Métal et cartel d’un côté, pliures, ébarbures, voussures et vergeures de l’autre. À l’abbaye d’Ardenne, le Potager des revues est né d’un croisement prévisible entre trois lieux, l’étage des revues, à l’abbatiale, où il fait bon se promener parmi les revues et leurs idées, les boites d’archives, dans les sous-sols — et le potager, celui des saisons, que l’on peut aller interroger depuis les planches qui bordent le pressoir.

 

Les Rencontres poétiques sont un projet annuel, initié par Maryvonne Félix et institué par le Rectorat de l’Académie de Caen. Elles préparent leur dixième édition. Il s’agit de faire se rencontrer des élèves de collège et de lycée, autour des archives des poètes conservées à l’IMEC ; pour cela, de choisir chaque année le nom d’un poète, d’explorer ses dossiers de manuscrits, ses revues, ses correspondances et de lui, et de leur, accorder tous les privilèges.

 

Cela a commencé avec Jean Follain, qu’Élodie Bouygues connaissait mieux que personne et Christian Dotremont, dont les logogrammes avaient été déposés par le frère du peintre et poète. Puis Jean Paulhan et les poèmes malgaches, Max-Pol Fouchet, Pierre Seghers, Jean Cayrol, Pierre Albert-Birot, Roland Dubillard et Jean Tardieu. Sur commande rectorale et par exception, nous avions ajouté Roger Martin du Gard et André Mare, parce qu’il fallait marquer le centenaire de 1914 — et qu’il faut bien un intrus dans une série. Nous continuerons avec Francis Ponge et Henri Michaux, que nous marierons contre eux-mêmes : Ponge & Michaux, si ce n’est signépongémichaux, quitte à leur adjoindre Jean Dubuffet, voire cent autres poètes soutenus par Jean Paulhan et mentionnés, illustrés par son fonds.

 

Le projet sait inventer ses propres reformulations. Autour des poèmes populaires malgaches traduits par Jean Paulhan en 1913, nous avions imaginé, avec l’aide d’une association malgache, de mimer une scène de délibération, un kabary, avec échange de formules toutes faites. Autour de la revue Fontaine et de Max-Pol Fouchet, un spectacle de danse, sur le texte de « Liberté » de Paul Éluard — primitivement « Une seule pensée ». Des rires, de l’émotion. C’est alors que s’est posée la question de la trace.

 

Nous avons emprunté des couvertures, des titres, des revues et nous en avons livré la forme aux élèves. L’idée avait germé en réunion, elle a trouvé sa première forme grâce au souvenir de Pierre Seghers, dont nous avons repris le format carré de la collection « Poètes d’aujourd’hui », puis à celui de Jean Cayrol, dont la revue Écrire — qui est autant une collection qu’une revue, était une forme aisée à capter. Un format particulier, une couverture photographique de Henriette Grindat pouvait être relayée par l’image, prise par les élèves, de l’un des murs de l’abbaye d’Ardenne. Jean Cayrol avait promis de n’accueillir dans la collection « Écrire » que de jeunes auteurs de moins de vingt ans, autrement dit des auteurs nouveaux, qui n’avaient jamais été publiés, nulle part. C’était le cas de Philippe Sollers en 1957 pour « Le défi » et de Donalbain, c’est-à-dire Pierre Guyotat, avec « Sur un cheval » en 1961. À partir de la revue SIC de Pierre Albert-Birot, nous avons imaginé — après avoir fêté en 2017 le centenaire du calligramme « Il pleut » de Guillaume Apollinaire — d’offrir à la revue une reviviscence, sous la forme de cinq numéros — un par classe — de RESIC. Un colloque universitaire, dont les actes seront publiés aux Presses universitaires de Rennes, était organisé dans le même temps à l’abbaye d’Ardenne.

 

 

 

 

 

L’hébergement des Rencontres poétiques sur un site animé par Anne-Sophie Fouénard a été un tournant. D’abord parce que l’on est passé de l’éloquence silencieuse du monument, l’abbaye d’Ardenne, ce site premier, au site second du Potager des revues, qui recueille les documents nouveaux. Passer ne signifie pas abandonner ce qui précède le passage. Ensuite parce que le numérique pose des questions spécifiques de choix, de droit, de conception. Les revues nouvelles, produites par les élèves, sont imprimées par l’unité d’impression du Rectorat de Caen. Les fichiers numérisés sont mis en ligne sur le site du Potager des revues, c’est-à-dire accessibles, lisibles, consultables. Potentiellement, le site peut accueillir des brouillons non retenus, des images des réunions, des ateliers, des plénières. La trace écrite en a donc laissé une autre, numérique. Afin d’éviter que tout ne disparaisse année après année, afin de faciliter aussi une lecture ultérieure, et d’élargir l’assemblée des lecteurs au-delà du cercle des proches, le numérique offre ses services.

 

Rencontres poétiques, le 31 mai dernier dans la Grange aux Dîmes de l’abbaye d’Ardenne, D.R.

 

Une autre avancée a tenu à l’intelligence de l’IMEC, où les fonds ont été déposés, sous des statuts divers, par les auteurs eux-mêmes, par leur famille, par leurs proches. L’idée est alors de cultiver cette relation, entre l’auteur, son entourage direct et les textes. De rassembler, autour du fonds, déposants et ayants droit. La fille de Max-Pol Fouchet, le fils de Jean Cayrol, la femme de Roland Dubillard se sont livrés à l’exercice. (Nous n’aurions même pas hésité, le cas échéant, à inviter, autour des textes de Paul Verlaine, sa dernière compagne.) Dans tous les cas, la présence et le lieu jouent ensemble, plus encore que le lien intergénérationnel. Avec Maria Machado-Dubillard, qui est actrice, l’entraînement des élèves dans une course collective sur le plateau, ou des exercices d’admiration devant les éléments du monde, ont façonné des scènes mémorables. Tout récemment, deux longues files d’élèves ont formulé, matin et après-midi, leurs demandes de dédicaces, devant Alix Turolla-Tardieu, la fille de Jean Tardieu. Elle venait de lire, dans la grange de l’abbaye, un poème de son père qui mentionnait une autre grange.

 

En bref, nous avons deux idées, la mimèse revuiste et l’amitié avec les déposants. La première consiste à recréer des revues, des collections déjà identifiées et d’en confier la rédaction à des classes. C’est le rejeu des revues. La seconde est de travailler le lien avec les auteurs, leurs proches, leurs ayants droit, leurs chercheurs, et de les mettre en contact avec les élèves.

 

Des élèves au Salon de la revue 2017, D.R.

 

Nous en avons ajouté une troisième, qui consiste à présenter les travaux des élèves au Salon de la revue qui se tient chaque automne à Paris, aux Blancs-Manteaux.

 

À tisser ainsi la pratique individuelle de l’écriture avec des logiques collectives de la revue ou de l’horizon socio-culturel et professionnel, qu’avons-nous appris ? À accepter de publier des textes avec lesquels nous n’aurions pas été en accord. Non, un poète comme Jean Tardieu n’est pas fier, après avoir écrit un poème titré « Oradour ».

 

Jean Tardieu

 

Simplement parce que fier n’est pas le mot. Mais on peut comprendre qu’un élève prenne un mot pour un autre. À entendre ce reproche : oui, faute de lire les textes, et faute de profondeur historique, les élèves ont tendance à imposer aux auteurs leurs propres opinions, leur propre engagement, leur propre vision du monde. Il faut lire. L’enseignement n’en est que plus nécessaire. À aller dans les classes avec un sac de revues et à placer entre les mains des élèves ces objets sans équivalents dans leur esprit, sinon les journaux et les magazines. À concevoir, installer, valoriser des expositions temporaires constituées d’éléments d’archives placés sous vitrines : manuscrits, dessins, lettres, états successifs, livres peints. À prendre au sérieux le rejeu. À partir du respect, et non pas de celui qui tient, par crainte, les choses à distance et qui rend muet.

 

D’autres activités ont suivi les Rencontres poétiques, au service éducatif de l’IMEC. Avec Archives en herbe, les élèves ont été appelés à constituer leurs propres archives, à s’interroger sur la trace (fictive) qu’ils souhaiteraient laisser. Avec les Petites conférences, des spécialistes parlent aux enfants (et à leurs parents). Des résidences à l’abbaye d’Ardenne permettent aux écrivains d’essaimer dans les classes de la région. Le Centre International de Cerisy-la-Salle a longtemps manqué d’un service éducatif permanent, qui ne se serait pas borné à faire visiter le château aux enfants du village et à garder les enfants des chercheurs au jardin, pendant le temps de la communication de leur ascendant dans la salle du rez-de-chaussée. L’IMEC est parvenu à éviter ce manque. C’est ainsi que Le Potager des revues est devenu le verger de l’imprévu.

 

Nous n’avons pas renoncé à l’idée d’un Ouvroir d’Archives potentielles. Les acronymes ne sont pas très encourageants. Mais l’idée reste, d’un atelier qui travaillerait sur le maniement des archives, créerait des jeux à leur sujet — ou projetterait les archives dans l’espace sérieux du jeu. Disons, par approximation, un Ouvroir de Mimétique revuiste. L’Ouvroir d’Archives potentielles, c’est l’idée qui garde l’imprévu en réserve. L’essentiel est que Le Potager des revues soit une idée modélisable, dont chaque école, chaque collège, chaque lycée pourrait se saisir, mais qui n’est qu’à l’IMEC, à l’abbaye d’Ardenne.

 

Bernard Baillaud

 

 

Des élèves au Salon de la revue 2015, D.R.

 

 

*Pour les précédentes éditions de Partir en livre à retrouver sur notre site: en 2016, une promenade dans les revues destinées aux jeunes lecteurs; en 2017, un focus sur les Cahiers Robinson. Et dans notre annuaire, les revues destinées à la jeunesse, mais aussi de critique de littérature jeunesse…