Du « Bout des bordes » au bout du monde

 

Jean-Luc Parant, DR

 

 

Jean-Luc Parant est mort cet été. Artiste, poète et revuiste atypique, il a édité pendant de longues années la revue Le Bout des Bordes. Il a longuement échangé et ouvert ses archives à Jeanne Bacharach.  Elle est revenue, dans le soixantième numéro de La Revue des revues (automne 2018), sur son parcours, ses lieux, son travail. En hommage, nous vous proposons de lire son texte. 

 

 

les royaumes imaginaires de Jean-Luc Parant

 

 

 

Les royaumes de Jean-Luc Parant

 

Nom de pays. Pour Ent’revues, la Revue des revues, Jean-Luc Parant a ouvert les portes de ses royaumes qui portent tous ce même nom secret, dont on aimerait percer les mystères et que l’on se plaît à prononcer à l’infini : le « Bout des Bordes ». De Cérizols au « Cap de las Bordes », au château de Poudelay, en passant par Rieuchaud, jusqu’à la Giffardière aujourd’hui, « Le Bout des Bordes », nom de pays, de lieu, se transporte et voyage vers chaque bout du monde où Jean-Luc Parant, poète itinérant, fabriquant de boules et de textes sur les yeux, pose ses valises.

 

Le nom. Formulé du bout des lèvres le « Bout des Bordes », laisse résonner le plaisir du babil de la langue, l’enfance retrouvée à travers le doux balbutiement du « b » associé aux sons calmes du « ou » et du « o ».  Il suggère le dessin d’une boucle, celle qui, avec volupté, fait retour vers son point de départ, se retourne en un cercle, se répète et jamais ne s’arrête. A travers « Le Bout des bordes » résonne aussi la bouche, celle qui, elle non plus, ne voudrait jamais s’arrêter de parler, de dire et de jouir de dire. Nous ne sommes pas non plus très loin des sonorités et des images de la boule, forme originelle, infiniment travaillée par Jean-Luc Parant qui toujours y retourne, dans ses textes, ses sculptures. Fabricant de boules et de textes sur les yeux, la boule apparaît comme son inlassable horizon, son point d’origine.

 

Bout, boucle, boule, difficile de venir à bout de ce mot qui sonne fort et simple à la fois. Mot-limite, le « bout » du « Bout des bordes » est ductile. Réduit à sa plus risible forme, « bouh ! », il se fait pure onomatopée. Investi de sens, il fait entendre, jusqu’au débordement, son potentiel poétique, son infinité de significations et d’expression figées : du bout du chemin au bout du monde, à bout de souffle, et à tout bout de champ, en bout de ligne, et à bout de force, bout à bout… Jean-Luc Parant, poète, nous étourdit avec ce « Bout des Bordes », nous menant aux extrémités, aux limites du langage, comme du corps. On y entend en effet quelque sens grivois à peine caché, qui nous rapproche, non sans humour, du corps : le bout de la langue, des lèvres, des seins, du nez, des doigts, du sexe masculin.

 

La Giffardière (Normandie)

 

Mais n’oublions pas de rêver avec Jean-Luc Parant sur l’autre mot, la deuxième partie du nom « des bordes », où l’on entend le débordement, le dépassement des limites, mais aussi le journal de bord au féminin pluriel. A bord des voyages et des traversées de la France vers les Pyrénées, la Provence et la Normandie, naissent les « bordes », paysages de lumière, de campagne, de châteaux et de grands arbres. Derrière ces « bordes », on voit surgir des pays imaginaires, des maisons que l’on imagine trouver en plein silence, au bout d’un chemin de campagne sans issue. Cérizols, Poudelay, Rieuchaud, La Giffardière…Tapez le nom de chacun des lieux-dits sur le clavier de votre ordinateur, vous les verrez apparaître, flottant sur la carte au milieu d’étendues de verdure, avec peu d’autres noms autour.

 

Mais dans « bordes », il faut aussi faire sonner l’accent du sud. Les « bordes » naissent du « Cap de las bordes », lieu-dit de Cérizols. Le « Bout des Bordes » résulte donc de la traduction un brin cavalière de ce qui signifie en occitan le « bout des métairies », ces petites fermes, souvent établies aux environs d’une seigneurie, et destinées à fournir au maître les légumes et les volailles. Si l’on fait tournoyer encore un peu le mot dans l’espace et le temps, les « bordes » renvoient étymologiquement aux cabanes en bois, aux maisons de planches. Si l’on pense alors à la formation de Jean-Luc Parant en sculpture sur bois à l’École Boule dans les années 60, la boucle tendrait presque à se boucler.

 

De cabanes en bois, métairies, les « bordes » se transforment sous la main de Jean-Luc Parant en atelier, châteaux, lieu d’exposition d’où les boules et les textes débordent. Au creux de ces paysages de terre et de soleil, il a fabriqué ses royaumes collectifs de terre cuite, de papier et de mots, où chaque élément constitue un matériau de construction, une pierre à ces édifices improbables et irréels, disséminés sur la carte, ces « petit[s] royaume[s] où chacun serait roi. » (Cf. « Le Cap », texte en frontispice)

 

 

 

 

La fabrication des royaumes

 

Dans « Le Cap » écrit à l’occasion de l’exposition au Centre International de Poésie de Marseille en 2012, Jean-Luc Parant écrit : « J’ai fabriqué mon journal, mes boules et mes textes sur les yeux comme on construit sa maison. J’ai monté les murs avec mes boules, j’ai créé l’espace des pièces avec mes textes, j’ai ouvert des portes et des fenêtres partout avec mon journal, (…) ». Le lieu-dit « Cap de las bordes » devient dès 1975 une revue collective associée à ce qui se transforme en « Maison de l’Art Vivant ».

 

Tout se retrouve, se rejoint et se rencontre : la maison habitée devient Maison de l’Art, tandis que dans cette maison Jean-Luc Parant modèle, malaxe, fabrique, dessine et écrit, et que d’autres artistes s’y rencontrent et créent à leur tour textes, tableaux, sculptures, qui constituent les fondements de cette maison. Le royaume, il faut l’imaginer prendre forme sous ses mains et celles des autres, « à bras le corps » selon son expression. Royaume de terre cuite, de cire, de papier journal, de mots et d’images, les boules en constituent les murs, à la fois solides et poreux.

 

On perçoit dans cette boule de Titi Parant, sa compagne, deux petits corps qui s’enlacent, figés dans la terre. La boule les rassemble et les unit. Elle ramène à l’origine de la création, à l’amour, et elle aussi, à l’enfance. On pense aux boules de neige ou de pâte à modeler que l’enfant façonne avec obstination : « La boule c’est d’abord la terre sur laquelle mes membres d’enfant ont été posés et dont ils se sont séparés pour devenir des mains et des pieds. J’ai fait des boules en terre et j’ai utilisé la matière que mes mains d’enfant avaient quittée pour justement devenir des mains. Faire des boules en terre c’est comme représenter l’origine de ses propres mains, c’est prendre avec les mains la terre que nous avons sous les pieds, la terre sur laquelle nos membres ont d’abord rampé[1]. » Il faut alors imaginer plus tard cet enfant-roi construire lui-même son monde avec pour objet fondamental et originel des boules de terre, pour mieux inviter d’autres à se faire roi avec lui.

 

Le couple en boule de Titi Parant, terre cuite, 2009

 

Les divers numéros de la revue du « Bout des Bordes » publiée à ses débuts sous la forme d’un journal de quatre pages puis d’une revue de plusieurs centaines de pages comportant de très nombreuses illustrations en couleur, constituent les « portes-fenêtres du royaume ». Toujours mouvantes, celles-ci ont modifié leur architecture au fil du temps. Éditée par des maisons d’éditions de tailles diverses, la revue « Le Bout des Bordes » a vu le jour en de multiples lieux. D’abord éditée artisanalement sur du papier journal traditionnel, elle est éditée successivement entre 1975 et 1980 par Christian Bourgois (1978), puis par les éditions Borderie, Obliques (1979-1980). Interrompue jusqu’en 2003 elle reparaît à cette date chez Al Dante sous des allures de belle revue d’art contemporain, dans un grand format 24X32, et sur du beau papier. En 2010, c’est Actes Sud qui conserve ce même format et qui poursuit une édition plutôt luxueuse[2].

 

 

 

Habiter le royaume

 

Si pour André Breton les livres s’apparentaient à des « portes battantes », pour Jean-Luc Parant sa revue est aussi une fenêtre. On y passe et l’on y voit toujours à travers. Derrière cette architecture mobile et tournée vers l’extérieur, on perçoit un certain mode vie. Le « chez-soi » voisine avec le dehors. Il n’apparaît pas comme l’espace du seul moi, et de l’intime opaque. Derrière toutes ces portes-fenêtres ouvertes on entend l’importance des yeux et de la lumière : « Avec mon journal, mes boules, mes textes sur les yeux, j’ai mis le soleil en moi pour résister à la nuit et devenir pensant et voyant à l’intérieur de moi-même. (…) L’homme est aveugle de ses yeux. » (Le Cap). « Poète voyant », toujours en partance vers d’autres espaces, Jean-Luc Parant avec « Le Bout des Bordes » revêt ses semelles de vent et invente un espace et une vie pour mieux voir. Sur les photos de chaque maison habitée, les fenêtres semblent en effet nombreuses, comme pour mieux éclairer cette « nuit » en soi-même. « Le Bout des Bordes », apparaît alors comme une maison-outil ou un corps à part entière qui viendrait se greffer au sien pour mieux penser, mieux créer. Ce bout du monde en débordement permanent semble alors se transformer en un prolongement, un débord de lui-même, une forme de prothèse pour mieux vivre, au sens étymologique du terme « prothèse » qui renvoie en grec à l’addition d’une lettre ou d’une syllabe.

 

 

Jean-Luc Parant invente alors un monde mu par une autre lumière et avec lui, une autre manière de vivre et d’habiter le monde. En poète, mais aussi en bâtisseur, fabricant, artiste et artisan, le « Bout des Bordes » apparaît comme un ensemble d’espaces expérimentaux à habiter en mouvement : « Mais cette unique maison qui m’habite n’est pas finie et reste inachevée, des étages s’élèvent encore chaque jour pour toucher l’espace sans fin au-dessus de moi et, à partir de leur hauteur, voir au plus loin, être à la pointe, à la tête, au cap, voir ce qui n’a jamais été vu. » (Le Cap). C’est la maison qui vit en lui-même, l’habite. Il se laisse ainsi traverser par l’espace inventé, qui se meut en espace intérieur, espace du dedans sans cesse pénétré par le dehors.

 

L’expérience de vie qui se fait expérience artistique s’apparente à un voyage aussi bien intérieur qu’extérieur, en bateau, avec sa pointe, le cap au loin. Le « Bout des Bordes », journal de bord, se fait témoin de ces passages et voyages en soi et ailleurs, grâce à la maison mouvante. Instrument de voyage et de déplacement, elle ouvre à l’ailleurs en soi comme au dehors de soi. Elle réinvente ainsi le rapport à l’intime qui apparaît avant tout comme un rapport aux autres.     

 

 

Royaumes-miroirs

 

Les royaumes du « Bout des Bordes », illimités, forment des bordures poreuses, des seuils et des lieux de passages propices aux mouvements libres des uns et des autres. Isolés sur la carte de France, loin de tout (mais loin de quoi ?), ils demeurent sans cesse ouverts. L’intimité familiale semble ainsi se réinventer. Exposée, mise en scène par des photographies que l’on découvre sur les premiers numéros de la revue, elle apparaît comme l’un de ses éléments fondamentaux. Publié annuellement tous les 29 octobre pour l’anniversaire de Titi, sa compagne, le « Bout des Bordes » s’ancre dans une temporalité intime et amoureuse. Publication de circonstance, la revue s’origine dans ce noyau familial qu’elle expose comme pour mieux signifier sa dimension artisanale, humaine et corporelle. L’intime est en effet mis en scène par les photos de Titi, ses enfants Marie-Sol et Sybille, ou de Jean-Luc Parant lui-même. Ces visages familiers pris en photo durant des scènes quotidiennes, à table par exemple, donnent au journal une incarnation où l’on comprend que la vie intime se fait elle-même œuvre d’art.

 

 

Dans son dernier livre Le Miroir aveugle (Argol), Jean-Luc Parant explore ce rapport entre le moi, son image, et l’œuvre d’art. Sur la couverture, on perçoit une photographie de lui, jeune garçon aux yeux bandés, cigarette à la bouche. Cette image devient le socle d’une réflexion sur la représentation du moi, toujours parcellaire et manquante. Sur chaque page de droite du livre, face au texte, apparaît presque à chaque fois une petite photo en noir et blanc de Jean-Luc Parant, enfant ou adolescent, dans divers endroits. La photographie apparaît alors comme une forme de miroir aveugle qui nous tend à nous-mêmes ce que nous ne pouvons pas percevoir. « Ne nous voyant pas, là où nous sommes reconnaissables, nous ne pourrons jamais ne plus nous reconnaître ».

 

 Les photos apposées en haut du journal du « Bout des Bordes » semblent ainsi jouer cette fonction de miroir, d’image du moi intime et familial que les yeux ne peuvent embrasser d’un même coup d’œil. Le journal, mais plus largement, la création de Jean-Luc Parant, pourrait alors constituer cette somme de miroirs aveugles. Plus encore que les photos, ce sont les boules qui semblent permettre de constituer cette image du moi et de la restaurer : « Mes boules ont remplacé les miroirs dans lesquels je vois les parties de moi-même que je ne vois pas ». (Le Miroir aveugle). Boules-miroirs, photographies-miroirs, « Le Bout des Bordes » apparaît alors comme un espace qui tend au « moi » ses reflets invisibles, ses parties du corps que les seuls yeux sont incapables de voir.

 

 

 

Royaumes des autres

 

Si les « royaumes du Bout des Bordes » s’animent ainsi de cette vie familiale, ils ne pourraient pas exister sans les anonymes jusqu’aux plus grands poètes, artistes et écrivains qui les ont traversés et bâtis. La maison et la revue qui la prolonge se fait collective où chacun pour « se faire roi », peut créer un texte, une sculpture, une photographie, une pensée… On y rencontre, entre autres Michel Butor, Jean-Christophe Bailly, Blaise Cendras, Bernard Noël, Jacques Derrida, Alain Jouffroy, mais aussi d’autres artistes moins connus. Le royaume prend forme grâce à chacun et chacune. Leurs textes, qui touchent le plus souvent aux yeux, au regard, ou aux boules, semblent parfois écrits par Jean-Luc Parant lui-même, si bien que, pour les premiers numéros tout particulièrement, l’on peut les penser encore comme les suites et les appendices de ses textes personnels :  « Et nous avons 12 heures pour voir et 12 heures pour toucher, ou plutôt 24 heures pour voir (le ciel de la nuit 12 heures et la terre du jour 12 heures) et 24 heures pour toucher (…) écrit Jean-Christophe Bailly, tandis que Butor compose un texte sur le même motif « Et nos YEUX voient tout et s’ils sont ronds c’est parce qu’ils en font tout le tour mais s’ils ne nous montrent pas tout c’est parce que sinon nous ne verrions plus et nos YEUX voient tout (…) ». Gérard Macé poursuit « Et les YEUX fermés je ne vois pas par des YEUX que je ne vois par des YEUX (…) ».

 

Blaise Cendrars

 

Avec le « Bout des Bordes », le moi, pour reprendre la belle formule du poète Henri Michaux, semble se faire de tout : « Moi se fait de tout » (Plume). Ouvert au dedans et au dehors, l’œuvre de Jean-Luc Parant semble se laisser déborder par ce qui l’entoure, par les autres, ses amis, sa famille. Elle se fait de tout, d’un espace, une maison, murs et fenêtres, tournant sans cesse autour des yeux, des boules, de la nuit et du soleil. De terre et de papier, de cire et d’argile, de mots et de formes, de lignes et de peintures, de sculptures et d’images, elle s’épand, et s’emporte sans limite, sans cesse et partout.

 

 

Royaumes infinis

 

On pourrait croire à un monde imaginaire, proche d’un conte merveilleux. Son travail se rapproche de la fiction, d’un songe immense : « Chaque homme ou femme que je rencontrais devenait un habitant du monde que j’inventais. Mes boules devenaient la monnaie de mon pays. J’échangeai tout avec elles. Au fil des années, mes boules sont devenues pour moi une monnaie plus forte que le franc ou l’euro, mon journal plus important que n’importe quel journal du jour. Persuadé d’être en possession d’un trésor que je pouvais fabriquer à ma guise, j’ai toujours pensé que j’étais le plus riche du monde. » (Le Cap) On imagine alors sans difficulté, et non sans sourire, Jean-Luc Parant, inlassable chercheur d’or à travers les boules de terre cuite et les mots sur les yeux, roi en son royaume, fabriquant et inventeur d’une autre vie.

 

Jeanne Bacharach

 

[1] « Jean-Luc Parant. Un éboulement poétique par les yeux », Le français aujourd’hui, vol. 143, no. 4, 2003, pp. 117-122.

[2] Pour plus de précisions, je renvoie à la précieuse bibliographie du Bout des Bordes établie par François-Marie Deyrolles pour le Cahier du refuge (207) lors de l’exposition « Jean-Luc Parant, le Bout des Bordes » au CIPM (2012).

 

 

 

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