Le luxe de la simplicité.

Ent’revues revient sur le parcours de Vincent Rougier, éditeur étonnant, artiste touche à tout, inventeur de ficelle, une revue à la forme atypique que l’on retrouve chaque année, sous ses parapluies-portes-livres, au Salon de la revue. 

 

 

Dans les années 1990, après de multiples aventures dans le domaine de la création, Vincent Rougier caresse l’idée d’un atelier qui pourrait faire la nique aux industriels de l’édition. Il imagine un système souple, léger, qui serait à la portée de n’importe quel africain fan de littérature, qu’il imagine ambulant. Il pourrait publier dans n’importe quelle brousse, n’importe quel faubourg, il lui suffirait de disposer de simples feuilles de format A4, d’une imprimante basique … et d’une machine à coudre. Le projet n’ayant pas pris corps sous les tropiques, Vincent Rougier décide de le reprendre à son compte. Ainsi est née, en 1994, à l’Atelier Rougier V., la revue ficelle.

 

Depuis 2005, il peint, dessine, grave, édite et réside dans un ancien atelier de confection, à Soligny-la-Trappe, dans le département de l’Orne. Soligny est un village de quelques centaines d’habitants créé en des temps moyenâgeux par des moines que l’on qualifia de trappistes. C’est dire que notre graveur-éditeur a quelque chose d’un ermite ! Comme les trappistes il a préféré se retirer au désert, loin d’un siècle qu’il combat ou que du moins il désapprouve, à sa manière…

 

Vincent Rougier s’apparente pour moi à un funambule. Pourquoi me vient ce mot ? Sans doute parce que je le sens capable de se déplacer à une certaine hauteur, en bravant les risques. Mais un funambule ayant plus d’une corde à son art ! Dans ses vingtièmes années, il s’essaie à la musique, puis au théâtre. Suivant les cours de l’académie Charpentier, il aborde les arts graphiques qu’il n’abandonnera plus ; part à l’aventure, dans le Gard ; expose ses peintures à Nîmes, à Montpellier ; devient machiniste au théâtre des Mathurins, à Paris, puis découvre la gravure taille douce, c’est le coup de foudre ! Il ouvre un atelier d’estampes, selon la tradition artisanale : la boutique est au rez-de-chaussée, l’appartement à l’étage. On expose ses œuvres à New York, au Japon. En 1976 il est lauréat du prix Félix Fénéon, remis par Louis Aragon soi-même… Que dire encore des aventures artistiques de Vincent Rougier ? À Vimoutiers il réalise son chef d’œuvre : un bestiaire fabuleux inspiré de la mythologie grecque : 37 gravures et textes imprimés en typographie, tirage de 70 exemplaires. Avis aux amateurs : il reste trois exemplaires ! Il conçoit une déco pour le Crazy Horse Saloon, en conserve un souvenir dans son atelier : un moulage des fesses des danseuses…

 

Ce bref rappel biographique ayant pour motif de faire comprendre dans quel esprit furent inventées les « Ficelle » qu’édite l’Atelier Rougier V. La collection ficelles est une revue, telle qu’on la définit couramment : contrairement au livre, une revue est une publication périodique qui n’aurait pas de fin. Elle présente un lien spécifique avec l’actualité d’un champ, ici le champ poétique, plus précisément celui de la poésie actuelle. Et on sait qu’il est infini !

 

Vincent Rougier au Salon de la revue 2024 © Ent’revues/Lou-Andrea Gachot Coniglio

 

 

On s’en doute, Vincent Rougier ne se contente pas de publier des textes ! Il n’est pas seulement éditeur, mais aussi peintre et graveur. Il conçoit donc chacune de ses publications comme une œuvre à part entière – l’écriture du poète qu’il ficelle à sa manière, jouant des typographies, des couleurs, des mises en page, s’accompagne de peintures, dessins et gravures qu’il compose en écho. On pourrait donc parler d’un art total… presque, il y manque la musique. Bien que Vincent Rougier file la métaphore du concerto : « Ficelle interprète dans sa mise en page éditoriale comme un musicien, dit-il, comme un monteur ingénieur du son pour une édition ». Le tout dans une veine d’arte povera, dont on pourrait s’amuser à dire :

 

Là, tout n’est que sobriété et beauté

Luxe d’une simplicité.

 

C’est dire comme la démarche qu’il adopte est à contre-courant de la débauche productiviste en cours. La forme même de ses livrets, leur composition, est une muette déclamation qui résume les valeurs qu’il poursuivit toute sa vie. Telle œuvre, tel homme !

 

Mais venons-en à l’aspect technique de la chose. Un numéro de la revue ficelle se présente sous un format A6, soit le quart de l’habituel format A4. Chaque exemplaire est composé de 4 à 7 feuilles qui, une fois pliées, composent chacune un cahier de 8 pages. Une fois assemblés, ces cahiers sont ensuite « ficelés » ensemble grâce à une machine à coudre. C’est dire que le livret ainsi constitué n’est pas broché, mais relié selon la tradition de la belle ouvrage… ici en toute simplicité : le piqué de la couture apparaît parfois sur la couverture, un peu à la manière d’une reliure à la japonaise. Et la ficelle, le fil de couture, dépasse de chaque côté du dos que l’on qualifiera de carré, mais non cousu.

 

Quant à la couverture à rabat, elle est faite d’un léger bristol d’une couleur blanc cassé. On y trouve immanquablement l’avertissement suivant : « Ce livret est non coupé… Vous munir d’un coupe-papier et délicatement trancher les pages en tête du recueil, cela s’appelle découronner le livre ». Il n’y a pas de Guillotine dans l’atelier de Vincent Rougier – ce qui est l’autre nom du Massicot. Le numérique y est également malvenu puisqu’on y trouve souvent la devise suivante : « La résistance contre le livre numérique doit être armée… d’un coupe-papier » (citation de Thierry Maugenest). C’est dire le caractère tranchant de notre éditeur ! Chaque livraison fait entre 30 et 60 pages, le tirage habituel est de 300 exemplaires, rehaussé parfois d’un tirage de tête.

 

La diffusion, comme pour toute revue, se fait surtout par abonnement, aussi lors des salons tel le salon de la revue organisé par Ent’revues. Chaque futur abonné peut lire sur le site de l’Atelier Rougier le message suivant à lui adressé : « La revue Ficelle et ses suppléments Plis Urgents fêtent leur 32e année avec son 200e titre de ‘déglingue, poésie sourires’. Chaque année dans ces collections vous sont proposés six livrets, de genres poétiques variés,… divertissants : Poésie du regard de la réflexion — d’amour — du voyage, poésie déglingue / humour / expérimentale. L’atelier refuse toutes forme de subvention. Restons libres, responsables et heureux homo sapiens-lecteurs attentifs à la pensée et aux sentiments des autres »…

 

 

 

Plutôt que de continuer à citer les propos de l’artiste, passons-lui la parole :

 

Vincent Rougier, comment en êtes-vous venu à éditer une revue ?

Ma passion des revues est venue avec ma découverte des revues alternatives. Dans les années 1965, j’ai quitté ma famille, je suis parti dans les Cévennes sac au dos, c’est là que j’ai découvert la revue Approche de Jean-Louis Bory, la revue Agencia, les revues belges Fantômas, Aménophis… à l’époque, je fabriquais et publiais des petits livres d’artiste, des gravures en taille douce, à une douzaine d’exemplaires. Dans ces années-là, des libraires m’en achetaient des exemplaires. En achat ferme ! Ce ne serait plus le cas aujourd’hui…

 

Et pour ficelle ?

Jean-Marc Marcourel, un ami qui éditait les Petits classiques du grand pirate, et qui fut organisateur des premiers Marchés de la poésie créés par Jean-Michel Place à Paris, m’a dit qu’il aimerait trouver une petite forme éditoriale destinée à l’Afrique. C’est à cette occasion que j’ai conçu ficelle. J’ai commencé par publier quelques exemplaires avec des amis, pour m’amuser… Puis la revue a pris forme petit à petit…

 

Pourquoi ne publier que de la poésie ?

Parce que cette forme implique souvent une brièveté, une concision qui s’adapte bien à mon possible éditorial. Puisque son format est de 10,5 cm x 15cm, et comporte entre 40 et 50 pages. Je pourrais dire que chacun des numéros est un « objet total », une symphonie que je compose avec des textes, des images, une mise en page… comme si le texte était un des matériaux avec lequel je joue…

 

Écrivez-vous de la poésie ? Comme j’ai pu le constater dans le n° 158 de la revue ?

Je ne trouve que ma poésie n’est pas très bonne… J’ai d’ailleurs toujours eu du mal avec l’écrit. Je suis meilleur lecteur qu’« écriveur ». Je me délecte en lisant les auteurs pratiquant cet exercice, et cela me convient bien ainsi.

 

Vous avez un programme d’édition ?

Je programme six auteurs par an. J’aime publier des auteurs variés, qui présentent des écritures variées. Sinon je me lasse, et mes abonnés aussi.

 

Comment trouvez-vous vos auteurs ?

C’est eux qui me trouvent. Je reçois toutes sortes de textes, parfois de jeunes auteurs que je publie.

 

Quelles sont vos collections ?

Aujourd’hui j’ai une seule collection : ficelle & Plis Urgents que j’appelle aussi : Collectificelle&PlisUrgents, en un seul mot. Chaque numéro a une dimension collective, au moins partagée par l’auteur du texte et l’auteur des illustrations, c’est-à-dire moi… Deux autres collections, Plis Urgents et aussi Ficelle noire paraissent de façon irrégulière.

 

Si vous aviez un conseil à donner aux auteurs, quel serait-il ?

J’ai participé au livre Lettre d’un éditeur de poésie à un poète en quête d’éditeur de Louis Dubost. Je dirai que lorsqu’on ne trouve pas d’éditeur, il n’y a pas de honte à s’autoéditer, ni à tenter les revues, il y en a tellement. Et aussi : les auteurs refusent souvent de retravailler leurs écrits, ils ne devraient pas. Les auteurs professionnels qui publient chez les gros éditeurs acceptent bien, eux, que leurs textes soient revus par un correcteur.

 

Comment est-ce que vous situez ficelle dans le champ des revues ?

C’est une revue alternative. Qui s’arrêterait si je ne trouvais plus de plaisir à la faire. J’éprouve du plaisir dans le contact avec les auteurs comme dans la réalisation de mes livrets que je fabrique entièrement.

 

Dans votre métier de graveur-éditeur, quel est votre pire souvenir ?

Quand j’oublie une plaque dans le perchlorure. Cela m’arrive car, pendant que la plaque est travaillée par l’acide, je fais autre chose et parfois je l’oublie…

 

Et votre meilleur souvenir ?

J’en ai plein ! À chaque fois que je termine un livret, c’est-à-dire tous les deux mois. Et aussi au moment du pliage que je fais manuellement, les feuilles défilent, parfois je découvre une coquille… Et aussi lorsque je réalise le routage pour les auteurs, que je leur écris un petit mot, en signe de complicité… Je suis un affectif !

 

Mathias Lair

 

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