Linda Lê : « Le Promontoire des possibles »

Depuis plusieurs années, La Revue des revues publie, en ouverture de chacune de ses livraisons, le texte d’un écrivain qui aborde les revues selon ses goûts et son parcours. Formes libres, tantôt savantes, tantôt drôles, signées Étienne Faure, Jean Daive, Tiphaine Samoyault, Jean-Marie Gleize, Lucie Taïeb, Pierre Bergounioux, Arno Bertina… À l’été 2019, pour son 61e  numéro, Linda Lê nous avait fait l’amitié de nous confier un texte très étonnant intitulé « Le Promontoire des possibles ». Alors qu’elle vient de mourir, nous vous invitons à le (re)découvrir.

 

 

Le Promontoire des possibles

 

 

Kafka avait une prédilection pour ce qui disparaît, ce qui renferme tous les possibles mais menace de périr. Il comptait parmi ses amis Franz Blei, connu pour son bestiaire où les écrivains sont représentés sous les traits d’animaux fabuleux. Surtout, Franz Blei était le rédacteur en chef d’Hyperion, une revue qui publiait les premiers textes de Kafka, ceux de Robert Walser et de Robert Musil. Hyperion n’était pas destiné à survivre longtemps. Le 19 mars 1911, dans le quotidien praguois Bohemia, Kafka fit paraître un article intitulé « Une revue défunte », pour rappeler à quel point le journal de Franz Blei savait « réunir les principales énergies existantes » en offrant « un espace vaste mais vivant à ceux qui hantaient les marges de la littérature ».

 

Franz Kafka

 

En écrivant l’éloge funèbre d’Hyperion, Kafka magnifiait aussi les clandestins de la littérature, ceux « que leur tempérament maintient à l’écart de la communauté », ceux qui ne peuvent, « sans dommage », être placés « sous les feux de la rampe ». Ils n’ont, ajoute Kafka, « nul besoin d’être soutenus, car s’ils veulent rester véridiques, ils ne peuvent se nourrir que d’eux-mêmes ».

 

Hyperion n’avait d’existence qu’à condition de constituer un rassemblement d’écrivains, et de réussir à éviter cet écueil : les « déclarations mensongères ». Quant aux meilleurs éléments, que la revue mettait en avant, ils étaient « loin de faire l’unanimité », car, dit Kafka avec une pointe de malice, « ils n’y connaissaient pas un franc succès »…

 

Manifeste pour la sauvegarde des écrivains de la périphérie, à qui une reconnaissance trop éclatante risquerait d’étouffer en eux tout élan vers ce qui demeure une tentative d’effraction, le texte de Kafka loue aussi une revue qui avait été un promontoire des possibles, révélant des singularités qui, se refusant à se présenter comme telles, ne se donnent pas pour des phénomènes à découvrir.

 

Panaït Istrati était de ceux-là, qui ne se font pas passer pour des victimes de l’incompréhension. Il se cherchait seulement des complices, des mentors, des compagnons de route. Il avait trouvé en la personne de Romain Rolland un guide capable de lui montrer les chemins de la création buissonnière. L’auteur de Jean-Christophe l’encouragea à accomplir une œuvre pérenne, lui qui était un douteur, un va-nu-pieds orgueilleux de sa marginalité, un nomade de naissance, un insouciant soucieux uniquement de ne pas entrer dans le moule.

 

Panaït Istrati

 

Venu de Braïla, ce vieux port roumain, il était parti vagabonder à travers le monde, les poings dans ses poches crevées, se faisant embaucher partout où l’on avait besoin de main-d’œuvre. Il avait appris le français en Suisse, à l’âge de trente ans, bataillant chaque jour jusqu’à se rendre maître d’une  langue peut-être trop corsetée pour son tempérament balkanique, explosif, lyrique, étudiant avec tant d’acharnement qu’il parvint à finir et à publier son premier livre, écrit dans sa langue d’adoption, une décennie plus tard. Il devait raconter, dans un texte de 1934, la façon dont son aventure littéraire commença. Là aussi, c’est une revue, un promontoire des possibles, qui se fit l’écho d’une voix venue d’ailleurs.

 

En 1923, Panaït Istrati était photographe ambulant et séjournait à Saint-Malo où, transportant d’un bout à l’autre de la plage son lourd appareil « à la minute », il espérait que quelques touristes anglais feraient appel à ses services pour repartir de la Bretagne avec des « photos-souvenirs ». Mais un jour, un violent orage faisant des ravages et chassant les estivants, il se retrouva dans une oisiveté forcée. Il s’en alla arpenter les rues de la ville, non sans se rappeler vaguement avoir terminé un roman, Kyra Kyralina, qu’il avait fait lire à Romain Rolland. Recru de fatigue, se demandant comment, avec ces intempéries, il allait pouvoir gagner sa vie, Istrati était dans un état second quand son regard fut attiré par la vitrine d’une librairie. S’y trouvait exposée la revue Europe : la couverture jaune, ceinte d’une bande verte, annonçait la parution de Kyra Kyralina, premier récit de Panaït Istrati, présenté par Romain Rolland comme le « Gorki balkanique ». Un « violent coup de barre » venait d’être donné au destin du « propre-à-rien » de Braïla, du crève-la-faim rêvant de se vouer à l’écriture.

 

Onze ans après la publication de cette toute première œuvre, Istrati revint sur ses impressions de ce jour-là, confiant dans un texte comment, bouleversé de se voir pour ainsi dire anobli, car brusquement accueilli dans le cercle de ceux qu’il considérait comme des phares, il lut et relut les paroles de Romain Rolland sur le « Gorki balkanique ». La revue Europe avait ouvert les portes de la littérature à un étranger douteux, un de ces « écrasés de la vie » qui n’en restait pas moins un indompté, résistant avec opiniâtreté contre toutes les formes de sclérose et de désabusement, pour écrire le livre d’un « batelier fou sur le fleuve de la passion ». Et ce fut une revue qui permit ce voyage, remplissant non seulement son rôle de découvreur, mais aussi, comme dans l’art de la photographie, celui de révélateur.

 

 

Kafka aurait sans doute eu beaucoup à dire sur Acéphale, la revue de Georges Bataille qui ne connut qu’une brève existence (de juin 1936 à juin 1939). Pierre Klossowski y collabora, publiant deux notes de lecture et trois articles entre janvier 1936 et juillet 1937. De cette expérience, il ne parla qu’en termes ironiques, prétendant qu’il faisait « du zèle », qu’il avait participé aux « agglutinations » Breton-Bataille avant d’« acéphaler » avec ce dernier.

 

Là encore, Acéphale fut un promontoire des possibles, dans la mesure où les contributions de Klossowski furent comme des esquisses ou des coups d’essai pour les écrits à venir, dans lesquels Gilles Deleuze, reprenant les considérations du futur auteur des Lois de l’hospitalité, devait voir une transgression du langage par la chair, et de la chair par le langage. Les réflexions klossowskiennes sur Kierkegaard et Nietzsche (la « tête de Janus de la conscience moderne ») aboutissent à une conclusion sous forme de citation de La Répétition : « Vive le péril de la lutte, vive la solennelle allégresse du triomphe, vive la danse dans le tourbillon de l’infini, vive la vague qui m’entraîne dans l’abîme, vive la vague qui m’entraîne jusqu’aux étoiles ! » Nietzsche et Kierkegaard allaient occuper Klossowski « le monomane » pendant longtemps. Tout comme Sade, dont les personnages « posent leur candidature à la monstruosité ».

 

C’est ce texte sur Sade qui frappa Mandiargues quand il fit le bilan des jeunes années de Klossowski : après avoir aidé Pierre Jean Jouve à traduire les poèmes de la folie de Hölderlin, il noua des relations un peu plus étroites avec Bataille, fondateur du Collège de Sociologie, cette « communauté morale » à laquelle, aux côtés de Michel Leiris, il participa activement. Quand il écrivit « Le Monstre », il avait un peu plus de trente ans et déjà, dans ce texte donné à Acéphale, où l’on peut lire que le bonheur ne consiste pas dans la jouissance, mais dans le désir de « briser les freins qui s’opposent au désir », transparaît, selon Mandiargues, ce qui « animera, un peu après 1950, le monde très singulier de ses récits et de ses dessins ». Dans cet univers des possibles, toujours d’après Mandiargues, Sade fut le grand inspirateur, tandis que Bataille s’imposa comme le « résonateur » et l’instigateur, quels que soient les différends qui avaient pu ternir les affinités.

 

 

Linda Lê

 

Lire ici l’hommage d’Ent’revues à Linda Lê