« Malgré la nuit noire, il y a de la lumière. »

Phaéton, revue pluridisciplinaire, a fêté ses dix ans en 2024. Elle parait chaque année au mois de septembre. Son créateur, Pierre Landete, avocat à Bordeaux, poète, biographe de Sappho de Mytilène, explique l’histoire d’une aventure collective qui s’emploie à mettre le langage, les idées, la célébration de l’esprit au cœur d’une revue autonome et généreuse. Il y aborde le projet, l’utopie d’une revue, en même temps que les aspects les plus pratiques de la vie de revuiste. 

 

 

Pourquoi avoir créé une revue ?

 

L’idée est partie du constat qu’aujourd’hui on est pris dans un étau où, d’un côté, il y a une ultra vulgarisation médiatique au sens large, où on met tout sur le même niveau : le résultat du match de foot, la météo, le génocide, une pub au milieu, le résultat des élections, le fait divers, le drame, le comique… Ça, c’est un côté de cet étau et, en contrepoint, il y a une ultra spécialisation avec des scientifiques qui se lisent entre eux, dans des revues pointues. Et entre les deux, se tiennent les « hommes de bonne volonté » : comment s’en sortir ? On s’en sort, je pense, par l’universalisme. Et on met de plus en plus de côté aussi la poésie ! Mais l’important était de dire que tous les savoirs devraient se mélanger, et la poésie ne peut pas se mettre de côté. Donc l’idée, par une revue annuelle que l’on a construit comme un cabinet de curiosités, a été la volonté de décloisonner les savoirs.

 

Pourquoi baptiser la revue Phaéton ?

 

Phaéton est le fils de Céphale et de l’Aurore. Aphrodite a trouvé l’enfant très beau alors elle l’a volé. Elle l’a placé au-dessus du ciel. C’est l’étoile double d’Aphrodite qui brille sous deux aspects : Éosphoros et Hespéros, l’étoile du matin et l’étoile du soir. Phaéton restant éclairé en permanence, malgré la nuit noire, il y a une lumière. Et cette lumière, c’est le savoir, le gage du salut de l’âme. C’est l’apprentissage, la transmission des savoirs.

 

La revue se présente comme pluridisciplinaire. Quelle place la poésie y tient-elle ?

 

Je pense qu’on peut retrouver le sens des choses par la pluridisciplinarité. Et peut-être que tout commence par le rêve et la poésie… Si on met la poésie à part, que vaut le savoir sans le rêve ? Au cœur de la revue, on a placé un cahier de poésies qui est double avec une partie thématique qui est le fil rouge annuel de la revue et une partie de poésies contemporaines que l’on a appelé « Merles Blancs ». Le premier thème que l’on a choisi en 2015, c’était l’engagement ! Pour démontrer par la poésie que l’engagement, dans l’appréhension des savoirs, est fondamental finalement pour le salut de nos âmes ! Le savoir est au cœur de ça. Pour les autres thèmes annuels, nous avons édité un cahier de poésies consacré aux poétesses de tous les temps, de Sappho à Marilyn Monroe. Ensuite, une anthologie des poètes de la Grèce puis « L’animal », « La mer », une anthologie de poésies espagnoles que l’on a appelée « Españas». Pour les autres numéros : « Passage à Bordeaux », « Correspondance entre écrivains », « La chanson française » et cette année le « X » !

 

Quant au cahier de poésies contemporaines, « Merles blancs », il rassemble aujourd’hui un peu plus de deux-cent cinquante poètes. Et nous avons décidé, depuis plusieurs années, de travailler avec d’autres revues comme Le Nouvel Athanor fondée par Jean-Luc Maxence (*) et Danny-Marc, trente années et deux très belles anthologies de poésies à cheval sur les deux siècles. Ensuite, nous avons collaboré avec une des plus vieilles revues françaises, L’Atelier de Poésies Cognac, créée dans les années 70 par la poétesse Andrée Marik. Nous avons coopéré avec Phœnix, une revue marseillaise, et dernièrement avec la revue Sigila, une revue consacrée aux secrets. La prochaine contribution sera avec les éditions de La Crypte dans les Landes. Donc, ces revues nous adressent une sélection de poètes assez conséquente, cent-cinquante à deux-cents textes. On n’en prend que vingt-cinq. On fait un best of de best of. Et ça nous permet de maintenir sur la poésie contemporaine un échange intellectuel permanent.

 

Détail de la couverture du n° de Phaéton de 2020

 

Comment trouvez-vous les auteurs des nombreux articles de la revue ?

 

Au départ, ce sont des gens qu’on est allé chercher. La revue existe depuis dix ans et commence à être connue. Maintenant on a des contributeurs spontanés. En histoire, en sociologie, en philosophie, en droit, en littérature… Ce qui est très intéressant aussi, c’est que les contributeurs sont des gens qui nous offrent leurs mystères. Finalement, ce n’est pas si loin de la poésie non plus. Et quand on a des contributions scientifiques assez rares, ce sont des gens qui ont des compétences très importantes dans leurs domaines d’activités. Je crois qu’il n’y a pas de différence de nature entre un article scientifique qui nous offre ses mystères et un poète qui nous offre ses rêves, c’est la même chose finalement.

 

Je pense à un chercheur qui s’appelle Jacques Leng, un spécialiste de la matière molle… C’est à la fois drôle et exceptionnel parce qu’il dit qu’entre la matière solide et la matière gazeuse, la matière liquide, il y a une autre matière dont on ne parle jamais. Il parle de la mayonnaise en fait mais de manière très scientifique, très sérieuse. Il a intitulé son article « L’éloge de la mollesse ». Il y a Jean-Rodolphe Vignes qui est neurochirurgien, passionné de poésie et qui a écrit un article sur Rimbaud et la synesthésie. Il décrit les modalités possibles de soins par les couleurs. Je pense aussi à Gérard Boulanger qui a été à l’initiative du procès Papon et qui a écrit la biographie de Jean Zay lorsqu’il est entré au Panthéon. On a publié également un article sur le pic du Midi. L’équipe responsable de l’observatoire veut classer la voute étoilée au patrimoine mondial de l’UNESCO. Là, on atteint des sommets puisqu’on parle des étoiles donc de Phaéton finalement. Et Phaéton (la revue) devrait être classée au patrimoine mondial de l’humanité ! Sans douter… (rires)

 

Le stand de Phaéton au Salon de la revue 2024 © Ent’revues/Lou-Andrea Gachot Coniglio

 

La revue a été créée à Bordeaux par des Bordelais. Est-elle « bordelo-bordelaise » ?

 

Pas du tout ! On est à Bordeaux mais on pourrait être sur la lune, ce serait pareil. On a consacré un numéro à notre ville que l’on a intitulé « Passage à Bordeaux » car une fois j’ai assisté à une conférence, lors d’un « Printemps des Poètes », avec des tas d’auteurs étrangers. Ils exprimaient tous le plaisir qu’ils avaient de vivre à Bordeaux, que c’était inspirant pour eux. Ils ne se connaissaient pas. Il y avait un Japonais, un Ivoirien, un Chilien… Ils avaient tous ce même plaisir à vivre, à respirer, à écrire à Bordeaux ! On a fait ce numéro spécial à cause de ça, pas parce que nous sommes de Bordeaux.

 

Phaéton est née à Paris. C’est-à-dire qu’à Paris, dès le début, nous avons été reçus par les organisateurs du Marché de la Poésie, place Saint-Sulpice, à bras ouverts et de manière très chaleureuse. Ils nous ont beaucoup assistés pour que l’on puisse être connus. Tout comme le Salon de la Revue dans la Halle des Blancs-Manteaux, où nous avons commencé à présenter Phaéton. Donc, on travaille à Bordeaux mais on vit, on respire à Paris. On a fait trois salons cette année dont le Salon de l’Autre Livre, salon de l’édition indépendante. Et aussi le Salon du Livre Grec à Paris pour présenter notre revue spéciale sur la Grèce ainsi que deux livres que j’ai écrit sur la Grèce : la biographie de Sappho de Mytilène et dernièrement un recueil de poésies qui s’appelle « Itinéraires » traduit en grec, en hébreu et en arabe. Un recueil en quatre langues avec les quatre grandes graphies de la Méditerranée. Ces deux livres sont édités par Phaéton.

 

Cherchez-vous des signatures, des personnalités célèbres ?

 

On peut publier… n’importe qui ! On a des signatures, des gens connus, mais ce n’est pas très important. Ce que l’on recherche, c’est la qualité d’un texte, d’un dessin ou d’un propos pertinent. Depuis le début, on fait un questionnaire de Proust pour mettre en avant un talent, connu ou pas connu, d’ailleurs ! Pour les plus célèbres : Hervé Le Tellier, Boris Cyrulnik, Marc Minkowski, Emmanuel Mouret, Concha Castillo, Brice Nougaret… On a même fait un questionnaire de Proust pataphysique avec un philosophe imaginaire, Candide d’Arg-Hanlieu. Mais on ne recherche pas les signatures. Si, on a édité Boualem Sansal qui vient d’être arrêté en Algérie. C’est une signature ! Et quelle signature ! Il vit un sort tragique aujourd’hui. Ce serait intéressant de le republier parce que c’est un combat. Le savoir est un combat… permanent !

 

Qui dirige Phaéton ?

 

Le comité de rédaction de Phaéton se compose de Marie-Claude Belis-Bergouignan, professeur honoraire des universités en sciences économiques, de Marie-Josée Cameleyre ingénieur en sciences humaines. Et nous avons la chance aussi d’avoir la comédienne Suzanne Robert dans notre comité. Pour chaque présentation de la revue, Suzanne lit des passages de Phaéton et cela permet au public d’apprécier un texte ce qui ne serait pas forcément possible car… il faut savoir lire ! La poétesse Marie Laugery collabore aux pages du cahier de poésies « Merles Blancs ». Grâce à Hélène Regnaud, webmaster, vous pouvez consulter gratuitement sur revue-phaéton.fr les exemplaires des années précédentes ou commander la version papier de la revue. Ça prend une année de fabrication quand même. On se réunit tous les mois et on se répartit le travail en fonction des goûts et de la volonté de chacun de présenter tel ou tel auteur.

 

Couverture Phaéton (détail) 2015

 

À l’heure des réseaux sociaux, du zapping frénétique de Tik-Tok, des petites phrases courtes et incisives sur X, des selfies sur Facebook, lire une revue comme Phaéton est-ce dans l’air du temps ? Ou, par son format papier et ses trois-cents pages, la revue n’est-elle pas désormais un loisir de… « vieux » ?

 

Ben, pourquoi ? (silence) Pourquoi la volonté de diffuser le savoir concernerait les « vieux » ? On édite plein de jeunes poètes ! C’est beaucoup plus intéressant d’ailleurs d’éditer des « jeunes » poètes que des « vieux » ! Et on a même fait un test dans une revue avec des écoles primaires, un concours de poésie. Les enfants avaient entre huit et douze ans. On a publié trois textes et ce sont des enfants qui se sont exprimés dans un français poétique absolument remarquable ! Il n’y a pas d’âge pour aimer les arts, la poésie, la littérature, les sciences… On a beaucoup de jeunes auteurs qui nous sollicitent. Hier, un jeune metteur en scène m’a appelé. Il habite à Marseille et a lu Phaéton grâce à notre participation avec la revue Phœnix. Il m’a sollicité pour savoir si on pouvait éditer un extrait de la pièce de théâtre qu’il est en train de monter. Et c’est un gars qui a… vingt-cinq ans ! Et puis, parmi la jeunesse, on a publié dans le dernier numéro un article très intéressant de Hugo Vinial qui est un jeune avocat. Il a été finaliste au concours de plaidoirie au mémorial de Caen avec comme thème en défense l’avortement en Andorre. L’avortement est formellement interdit aux femmes d’Andorre, de façon pénale ! Mais l’Andorre a une situation institutionnelle très particulière puisque c’est une principauté avec deux co-princes : le président de la République Française et l’évêque d’Urgell en Espagne qui se partagent le pouvoir. Et au moment où on a inscrit le droit à l’IVG dans la constitution française, rien n’a été dit sur l’interdiction de l’avortement en Andorre. Donc il a écrit un article là-dessus. C’est un garçon qui a vingt-six ans !

 

Maintenir une revue pendant dix ans, est-ce difficile financièrement ?

 

Pas du tout car nous sommes financés par les achats de Phaéton. Je croyais que ça allait être très difficile car on est dans une époque où… on nous a dit que… de toute façon… enfin, il y a toujours des briseurs de rêves ! C’est comme les mouches, les briseurs de rêves. Ils nous ont dit qu’une telle revue pluridisciplinaire avec un cahier de poésies au milieu, des articles scientifiques de toutes natures, construite comme un cabinet de curiosités, ça ne marcherait jamais ! Ils nous disaient surtout que le papier c’était terminé, que les gens maintenant lisent sur un écran… Ce n’est pas vrai. En général, pour ce qui est du site, ceux qui ont lu un article qui les a intéressés vont venir dans un salon pour l’acheter et ils achèteront la suivante. Ça, je l’ai vu plein de fois ! Qu’ils soient « jeunes » ou « vieux » d’ailleurs, m’enfin bon… c’est… » (sourire en coin)

 

Et pour la diffusion ?

 

Nous avons un numéro ISBN et via la centrale d’achat internationale beaucoup d’universités américaines nous achètent, tous les ans. Si je prends l’exemple de mon livre sur Sappho, j’ai dernièrement livré quinze exemplaires à des bibliothèques italiennes. En fait, ça fonctionne très bien ! Mais on n’est pas subventionné, aucune subvention du CNL. Par rapport à ça, peut-être est-ce vraiment important de le dire en fait… C’est que pour être financé, il faut remplir des dossiers à n’en plus finir pour une petite subvention. C’est-à-dire qu’il faut passer un temps considérable à remplir de la paperasse pour obtenir 300 ou 500 euros. Ça ne sert à rien, c’est du temps perdu au détriment du reste et je trouve ça regrettable. (silence). Enfin, c’est plus compliqué de remplir un dossier de subvention que d’acheter une mine d’uranium ! C’est vrai !

 

Quel est l’avenir de Phaéton ?

 

L’aventure continuera, c’est sûr. Et le plus grand plaisir, c’est de rencontrer des gens. C’est vraiment ça ! De permettre aux gens de considérer qu’il n’y a pas de barrières entre les savoirs. C’est ce mélange qui me plait et qui me plait aussi dans la vie. Phaéton, c’est comme une personne finalement. Il y a plein d’aspects de chacun. C’est pour ça que je parlais des mystères. Je crois que tous les ans, Phaéton offre aux lecteurs ses propres mystères. Le personnage de Phaéton, déjà, est un mystère : l’enfant de l’esprit et de l’aurore… Et si on arrive avec ce symbole très fort à offrir d’autres mystères à des gens qui ont envie de participer à ce projet, de le faire vivre, de le voir progresser et être pérenne alors ça voudra dire que le pari est gagné !

 

Propos recueillis par Jean-Christophe Cabut de l’association Séditions.

 

Cet entretien est disponible en podcast.

Il est également repris dans La Revue des revues no 73

 

(*) Après cet entretien et avant sa publication ici, Pierre Landete et le comité de rédaction ont appris le décès de Jean-Luc Maxence fondateur de la revue Les cahiers du Sens (Le Nouvel Athanor). Toute l’équipe tient à rendre hommage à un ami bienveillant qui a contribué largement à faire de la revue Phaéton ce qu’elle est aujourd’hui.

 

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