Vers cinq heures, elle entra dans la chambre faisant également office de bureau et me demanda : « Tu travailles sur quoi ? »
Je répondis : « J’écris sur L’Humidité pour une table-ronde à la Bibliothèque Kandinsky.
— Encore une revue ? — Oui, des années 70.
— C’est vieux… — Pas vraiment.
— Tu plaisantes : plus de cinquante ans ! — Oui, mais ça fait table rase de la mélancolie. »
Ensuite, il a bien fallu s’expliquer à ce sujet. Tenter de dire un peu plus que « cela », qui avait déjà été dit par un autre.
L’Humidité s’exposait justement à l’Enseigne des Oudins, désormais 4 rue Martel dans le 10e arrondissement. Heureusement, j’avais vérifié l’adresse sur l’invitation ; sinon je serai retourné mécaniquement rue Quincampoix, où je m’étais rendu quelquefois au début des années 2000.
C’est en visitant, en revoyant toute la revue exposée que l’évidence s’est imposée. Dans L’Humidité, à cette époque-là, entre 1970 et 1978, l’art et la poésie qui changeaient les règles antérieures (art corporel, performance, art sociologique, développements du nouveau réalisme, poésie concrète, poésie visive, mail art…) se sont mis à exister précisément entre les pages de cette revue. Ce n’était pas la seule, mais avec L’Humidité l’existence de ces objets artistiques inédits, soustraits pour un temps seulement au marché et à la spéculation, a été assurée. Et si cela n’inspire pas la mélancolie, c’est pour une raison très simple : les œuvres originales ont indéniablement vieilli, mais pas leur mode de reproduction dans la revue. Paradoxalement, la ferveur mise à plat ne retombe pas. Au mur, les œuvres apparaissent comme des vestiges d’un temps déjà très lointain, tandis que dans la revue, mises en page, elles sont rendues à la « vraie vie » : elle est retrouvée… l’Humidité. Pourtant, toutes ces œuvres plastiques, corporelles, concrètes… n’étaient pas faites pour s’y développer. Non, comme toute revue elle avait pour mission de les accueillir, transitoirement, à défaut de galeries, de musées. Mais elle a fait plus. Comme son nom l’indique, L’Humidité a créé un milieu.
Jean-François Bory s’est expliqué sur l’origine de ce titre : son enfance en Asie et l’humidité persistante qui est comme un cinquième élément.
Ce mode d’existence littéralement entre des pages de la revue s’expose avec beaucoup de pertinence spatiale dans ce sous-sol au fond de la cour de cet étonnant ensemble d’immeubles industriels de la rue Martel : photocopiée, elle est déployée, bord à bord, page à page, à l’horizontale sur une série de plateaux, de simples tables à tapisser qui n’encombrent pas et s’élèvent à bonne hauteur pour permettre la plongée du visiteur-lecteur. Congédiant tout geste grandiloquent, la plupart du temps en noir et blanc, L’Humidité gagne toute la galerie, elle est véritablement déballée un numéro après l’autre, du premier au dernier, comme Walter Benjamin déclare « déballer sa bibliothèque », dans un texte paru la première fois en français dans L’Humidité n° 25, le dernier de la série[1]. En assistant à nouveau au déroulé de toutes ces expérimentations poétiques, comme un long flux de la conscience artistique la plus divergente et sinueuse des années 70, on ne peut qu’être envahi — un instant au moins — par une immense pitié envers tout ce qui aspire à la verticalité prétentieuse des cimaises.
Me revient à l’esprit une citation de Bachelard dans La Poétique de l’espace (1957) qui semble opportune pour réfléchir à ce qui arrive au visiteur de cette revue spatialisée à l’Enseigne des Oudins par les soins des deux commissaires, Jacques Donguy et Jannick Thiroux : « N’habite avec intensité que celui qui a su se blottir » (chap. IX). Oui, se blottir, exactement : il fallait sans doute protéger, prendre soin et permettre à l’art/la poésie de ces années 70 de trouver le milieu adéquat pour se blottir. L’Humidité a été, est toujours ce milieu-là. Voilà ce que montre l’exposition. Elle n’expose même que cela sous la lumière blanche des tubes au néon.
Quoi encore ? En descendant les marches conduisant à la galerie où le visiteur est reçu avec prévenance, on se pose une question en commençant à balayer du regard les grandes tables de présentation de la revue : dans quel temps habite L’Humidité ? Celui de l’après 68, mais il faut néanmoins apporter quelques nuances. Je venais environ huit jours plus tôt de voir au cinéma Le Saint André des Arts l’intéressant documentaire de Jorge Amat (Mai 68 au masculin, 2022) réunissant les témoignages d’acteurs de 68 : Jean-Pierre Le Dantec, Jean-Pierre Duteuil, Jean-Jacques Lebel, Edgar Morin, Gérard Fromanger, Guy Scarpetta, Henri Weber, Hervé Hamon…
Le détournement de la typographie Memphis Gras utilisée par le journal L’Humanité exprimait avec l’humour requis qu’une certaine parole ostensiblement politique née en 68 n’aurait pas sa place dans L’Humidité. Durant la décennie 68-78, les discours nouveaux vont se mettre à retentir : après les revues des divers comités d’action, les revues féministes, écologistes… Par rapport à toutes ces prises de parole pour partie d’un nouveau genre, l’idée fixe de L’Humidité est sans doute de se placer sur un autre plan du langage, nécessitant de mettre entre parenthèses ces discours pour porte-voix propres aux déclarations ou déclamations. Se placer Post-scriptum[1] telle est la place que Jean-François Bory s’assigne et à laquelle il est resté fidèle avec les inconvénients que cela implique, notamment s’agissant de reconnaissance sociale, même au sein du « champ » de l’art et de la poésie. On ne s’étonne pas trop que la pléiade de poètes que l’on rencontre dans L’Humidité soit restée en grande partie marginale. Mais ils sont bien là dans la galerie, sur ces tables légères, souverainement discrets, blottis entre les pages de L’Humidité.
Comment arriver à la lecture de L’Humidité aujourd’hui ? On l’a compris : le chemin de Damas passe pendant le temps de l’exposition (18 janvier-5 mars 2022) par la rue Martel. Pour ma part, sa lecture in extenso me rappelle immédiatement une pile imposante de photocopies format A3, impossible à ranger dans une bibliothèque, que je glissais sous une banquette de ce qui était alors mon bureau. C’est assez dire que cette revue aspirait à se développer dans un espace à sa mesure. Je me souviens avoir passé un certain temps à la reproduire grâce à la générosité de Arthur Hubschmid qui avait mis à ma disposition sa collection et une photocopieuse de l’École des loisirs. Ensuite, beaucoup plus tard, elle est devenue livre (en 2012, grâce cette fois à Laurent Cauwet et à ses éditions Al Dante) ; mais lorsque je me remémore cette lecture du début des années 2000, je ne peux que l’associer à de grands gestes du bras pour tourner les pages, comme un signe de salutation fait à un passé, si proche soit-il, presque une performance à la manière de Vito Acconci, pour finalement mettre en pile, forcément irrégulière, les quelque 750 feuillets de ma collection photocopiée, moins les trois ou quatre exemplaires originaux que j’avais pu acquérir chez Mona Lisait. J’en tenais aussi au moins deux exemplaires de Nicole José Pierre et de Claude Courtot.
Pour ce qui me concerne, entrer dans ce milieu nouveau de L’Humidité signifiait accepter de rompre avec une certaine manière un peu trop rigide de comprendre les relations et les classements entre acteurs de l’avant-garde ou de cet artworld[1] fortement imprégné d’une « atmosphère de théorie artistique ». Des surréalistes ou plutôt ci-devant surréalistes, puisque pour ceux qui m’intéressaient le plus ils avaient mis un terme à l’aventure parisienne en 1969, L’Humidité avait un réel attrait : ainsi, Jean Schuster, José Pierre, Claude Courtot, Philippe Audoin et Jean-Claude Silbermann ont d’une manière ou d’une autre fait un pas vers ce milieu a priori étranger au surréalisme ; mais n’avait-il pas, dans son développement des années 50 et 60, été au bout de ce qu’il pouvait proposer à cette époque en transformation profonde ? Il était usé, par triomphe de son idée (pour paraphraser André Breton[2]) et son héritage devenait vraiment trop encombrant. Il était temps de le collectionner ou de l’oublier un peu en attendant de rechercher ultérieurement, dans ses marges occultées, ce qui mérite encore d’être aiguisé sur la pierre du temps présent. Quoi qu’il en soit, ceux qui ont dit « brisons là » en 1969 n’étaient pas les fossoyeurs. Ils cherchaient ailleurs, autrement, comme ils le pouvaient encore. Jean Schuster a défendu Post-scriptum auprès de son ami l’éditeur Éric Losfeld et ce livre incomparable, toujours éblouissant a paru en 1970. À ce moment-là, Jean Schuster s’occupait de la revue Coupure mettant en œuvre une forme originale de traitement de l’actualité, à partir de prélèvements multiples. Son ami José Pierre, historien de l’art et critique, avait travaillé sur le Futurisme[3] qu’on connaissait fort mal à cette période, notamment parce que les textes fondateurs demeuraient difficile d’accès. Par son intermédiaire, le n° 2 de L’Humidité les donne à lire.
Sortir des catégorisations précipitées qui arrangent bien ceux qui aiment au-dessus de tout les découpes bien nettes est une des vertus de L’Humidité. Dans son milieu poreux, on peut par exemple découvrir beaucoup mieux que dans les dernières revues surréalistes la singularité de l’œuvre encore naissante (elle a une dizaine d’années d’existence) de Jean-Claude Silbermann. Le numéro 12, une livraison monographique d’avril 1973, présente ses « enseignes sournoises » alors que se tient son exposition chez Mathias Fels (boulevard Hausmann, 8e). L’agencement dynamique des textes de Jean-Claude Silbermann avec des variations typographiques, associé à des reproductions de ses œuvres découpées et de ses Auto-portraits, rend présent ce qui est au cœur de sa manière de produire des objets d’art, beaucoup mieux qu’une exposition qui accrocherait de ses dessins, des ses enseignes les unes à côté des autres, exception faite de l’accrochage mémorable de l’installation Babil Babylone (2006) au Mamco (Genève) qu’on peut voir dans le film Mais qui a salé la salade de céleri ?[1].
Je ne peux m’empêcher d’entendre encore dans ce verbe « se blottir », dans cette façon d’occuper l’espace, une réponse à ce que certaines avant-gardes faisaient retentir en se mettant en ordre de bataille. Engager la guerre sur le plan strictement verbal ou littéraire, telle était la préoccupation de nombre d’entre elles. Le tank « Littérature » (1974) que Jean-François Bory lance — sous forme de sculpture — sur le champ de bataille des lettres en déroute témoigne avec dérision de ce qui était alors en jeu. Ce jeu de la guerre a pour terrain d’élection le non-lieu du langage. Toute la rhétorique belliciste qui continue du reste à contaminer la langue a pour effet de mettre à distance la vie même. « Désaffubler »[1] cette langue laisse espérer qu’on puisse briser une logique de la séparation d’avec la vie. Diffusée largement à titre gratuit, par voie postale, L’Humidité met entre ses pages et entre les mains des lecteurs-regardeurs un milieu poético-artistique qui évite les pièges de la marchandisation qui se tendent et se perfectionnent au cours de ces années 70. Sans être le moins du monde pro-situs (l’I.S. est dissoute en 1972), il est difficile de ne pas considérer qu’à sa manière L’Humidité ne procède pas également à une discrète « critique de la séparation », tandis que Tel quel se tourne vers le maoïsme.
Pourquoi son nom, plutôt qu’un autre ? Je ne sais pas grand chose de sa vie, de son œuvre sinon ce que L’Humidité m’en montre. « Thierry Agullo : Le Fer ». Par anticipation, il fait le portrait de son époque en collectionnant des fers à chaussure ramassés un peu partout grâce à un vaste réseau d’amis. Il est avec Boltanski et quelques autres engagé dans une démarche à résonance « archéologique », pour employer ce mot dont use Michel Foucault dès 1966 en sous-titre des Mots et les choses. Thierry Agullo collecte et détourne entre 1965 et 1972 des objets qui aujourd’hui n’ont plus cours, qui sans doute deviendront bientôt totalement incompréhensibles pour les jeunes générations, un peu à l’instar des fibules de la Rome antique. Il a su désigner un objet qui manifeste l’usure. L’Âge du fer, l’usure de l’objet d’art, c’est bien cela que par (auto-)dérision Thierry Agullo nous présente. Cette singularité insolente d’Agullo se trouve concentrée en 15 pages de L’Humidité n° 10. Comment ? Par sa mise en revue, pour ne pas dire en « littérature » par le poète-revuiste devenu « transistor »[1] comme l’appelle Jean-François Bory dans un entretien. Et il précise qu’il n’était plus nécessaire (cela le redevient ensuite avec les années 80 qui font en quelque sorte un bond en arrière) que le poète commente l’art qu’il avait sous les yeux comme le firent Apollinaire, Breton ou Rilke. Il fallait surtout rendre audible par une machine littéraire facile à diffuser dont l’objectif était d’agencer le divers poétique en train de naître, sans le réduire et sans chercher immédiatement à savoir ce que cela veut dire. Relisons le début de Paludes (1920) pour que tout soit bien clair : « (…) si nous savons ce que nous voulions dire, nous ne savons pas si nous ne disions que cela. — On dit toujours plus que CELA. »
Paludes, une histoire de marécage, en plein terrain humide…
Mais finissons plutôt en évoquant un livre plus récent de Jean-François Bory, Capitale de la pluie (A.D.L.M.N., 2019). En scannant maladroitement une double page de cet ouvrage pour les besoins de la présentation à la Bibliothèque Kandinsky, je m’aperçus que l’image sur l’écran de mon ordinateur était gondolée, brumeuse et presque illisible à l’endroit du pli central.
J’y ai reconnu immédiatement l’intervention salutaire de L’Humidité au milieu des rêves de Jean-François Bory traversés par les figures persistantes de Marinetti, Pound et quelques autres poètes préoccupés par quoi, sinon « plus que CELA ».
Jérôme Duwa
[1] Un numéro 26 en préparation n’a jamais vu le jour. Voir, à ce propos, le reprint de L’Humidité aux éditions Al Dante (2012).
[2] C’est le titre du livre qu’il publie chez Losfeld en 1970.
[3] Comme dit Arthur Danto à partir de son article de 1964.
[4] A. Breton, Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non, 1942.
[5] José Pierre, Le Futurisme et le Dadaïsme, Éditions Rencontre, Lausanne, 1966.
[6] Mais qui a salé la salade de céleri ?, Seven doc, 2018. Alors directeur du Mamco, Christian Bernard y propose une lecture de l’installation.
[7] Francis Ponge, Pour un Malherbe, Gallimard, 1965, éd. revue par l’auteur en 1977.
[8] Voir Jean-François Bory-Jacques Donguy, Journal de l’art actuel (1960-1985), Neuchâtel, 1986,p.49.